Patrimoine

La fin du grand rêve de l’Inventaire général

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 10 juin 2005 - 1585 mots

Ce service de recherche sur le patrimoine doit être définitivement transféré aux Régions au 1er janvier 2006. Une décentralisation qui suscite encore de nombreuses interrogations.

Impatience pour les plus optimistes, amertume et inquiétudes pour les autres : les sentiments sont aujourd’hui mitigés au sein des services de l’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France, six mois après la mise en branle de leur processus de transfert aux Régions. Prévue par la loi du 13 août 2004 (lire l’encadré), la décentralisation de cet organisme dévolu au recensement et à la connaissance du patrimoine français s’opère de manière chaotique. Elle ne fait toujours pas l’unanimité, ni au sein des personnels, ni même au sein des conseils régionaux, peut-être moins pour son principe que pour la méthode employée : le transfert au forceps de services que certaines Régions connaissaient jusque-là à peine. Et la nouvelle donne politique des Régionales de mars 2004 aura contribué à gripper la mécanique, les représentants élus des collectivités territoriales affichant leur méfiance face aux cadeaux – souvent empoisonnés – que l’État offre à la décentralisation. Dans ce contexte politique peu amène, le calendrier du transfert a donc d’ores et déjà pris du retard. À la date butoir du 5 avril dernier, seules six Régions (Alsace, Centre, Haute-Normandie, Limousin, Île-de-France, Lorraine) avaient accepté de signer la convention de mise à disposition provisoire, les autres réclamant au préalable quelques précisions sur les effectifs des personnels, le coût financier et les conditions juridiques de l’opération. Ces refus devaient être étudiés en juin par la Commission nationale de conciliation, mais ils sont le signe avant-coureur des jeux politiques avec lesquels l’Inventaire devra désormais composer.
Pour l’heure, les services sont contraints d’attendre le déblocage de leur transfert administratif, alors même qu’ils sont déjà placés sous la tutelle des présidents de Région. « Nous sommes en roue libre, confesse un conservateur. La direction régionale des Affaires culturelles n’a plus de consignes à nous donner et la Région réfléchit à cette loi qu’elle subit. » Une situation difficile à vivre, même si tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Si, dans les quelques régions où les services de l’Inventaire avaient déjà pignon sur rue, on peut réfléchir sereinement aux modalités de transfert, la situation se révèle en revanche ubuesque dans des régions où l’hostilité à l’égard de la décentralisation suscite des comportements exacerbés. Mais, comme « on ne s’oppose pas à la loi », chacun tente de sauver ses meubles.

Culture ou aménagement du territoire ?
Car le chantier est immense et les problèmes concrets restés en suspens pléthoriques. Ainsi du statut des personnels, pour lesquels un « droit d’option » permettra de choisir entre intégration dans la fonction publique territoriale ou maintien dans le corps des fonctionnaires d’État. Or certains cadres d’emploi – ingénieurs d’études, techniciens de recherche, photographes de l’Inventaire… – lesquels représentent souvent plus de la moitié des effectifs, n’ont pas d’équivalent dans la fonction publique territoriale. Sans oublier la situation de plusieurs dizaines de salariés d’association – donc de droit privé – à qui l’État avait délégué des opérations d’inventaire et qui risquent tout simplement de rester sur le carreau, après parfois plus de vingt ans de bons et loyaux services.
Outre des problèmes humains, le transfert engendre des interrogations d’ordre scientifique, auxquelles aucune réponse satisfaisante n’a jusqu’alors été apportée. La loi prévoit en effet que, si les Régions conduisent désormais les opérations d’inventaire, l’État conserve la prérogative des normes scientifiques et techniques, garant indispensable de la cohérence du travail. Cette normalisation avait ainsi permis la création de bases de données informatiques nationales, qui devront désormais fonctionner en synergie avec les réseaux régionaux, sans mettre en péril la confidentialité de chacun. Mais la difficulté majeure réside dans l’exercice, par l’État, du contrôle scientifique et technique de l’ensemble des opérations. Il ne pourra s’appliquer qu’a posteriori, grâce à la remontée des rapports annuels, soumis à l’évaluation d’un conseil national de l’Inventaire, dont le fonctionnement devrait être défini dans le décret d’application attendu pour juin. En cas de défaillance, une inspection pourrait être diligentée dans les conseils régionaux : un scénario peu envisageable sans risquer d’enfreindre le principe de libre administration des collectivités. « L’inventaire étant une compétence obligatoire, on imagine mal une région s’en débarrasser, rétorque Michel Clément, le directeur de l’Architecture et du Patrimoine au ministère de la Culture. On n’a ainsi jamais vu un département brûler ses archives ! » Certes. Mais, plus que pour la pérennité des services, les personnels de l’Inventaire ne cachent pas une certaine appréhension quant à l’exercice de leurs missions. L’Inventaire devra ainsi se greffer à l’architecture administrative existante des Régions. « Il y a deux choix possibles, précise un observateur. Une intégration à la direction soit de la culture, soit de l’aménagement du territoire. » Tout le problème est donc de savoir ce que l’on entendra faire de l’Inventaire : simple outil de recherche et de documentation ou compétence mise au service d’une politique de valorisation économique et touristique du patrimoine, quitte à mettre de côté le travail purement scientifique. Certains militent pour la création d’une mission transversale sur mesure, « capable d’irriguer l’information et la documentation vers ces différentes directions », mais surtout de préserver l’autonomie du service. Car les « temps de l’inventaire » ont leur spécificité : si seulement 10 % des opérations sont menées en moins de deux ans, près de 20 % d’entre elles peuvent durer plus de dix années. Une lenteur – critiquée de longue date par ses détracteurs  – qui paraît peu en adéquation avec la brièveté des temps électoraux. « Les travaux de l’Inventaire devront en effet répondre à des objectifs plus précis et s’intégrer dans des projets globaux », reconnaît Hélène Breton, vice-présidente à la culture du conseil régional Midi-Pyrénées.

Enlisement d’un service
En filigrane, c’est donc la pertinence du choix de cette décentralisation qui refait surface. Si la très grande majorité du personnel de l’Inventaire ne s’oppose pas à cette collaboration avec les élus, déjà expérimentée auparavant par le biais de partenariats, certains n’arrivent pas à se défaire du goût amer de leur abandon par l’État. « Le ministère de la Culture avait perdu le sens de ce que nous faisions depuis longtemps », déplore un chef de service. Fruit de la recherche universitaire, l’Inventaire général a en effet été conçu comme un service entièrement détaché des contingences immédiates de protection, et s’est constitué en parallèle aux services des Monuments historiques, qui produisent leur propre documentation. Quelques rapports accablants (1) sur l’« enlisement » d’un service qui n’a couvert en quarante ans que 33,5 % du territoire auront donc suffi à convaincre de l’utilité d’un « dégraissage » des 270 employés, sans risque de tempête médiatique. « Finalement, vu l’état dans lequel on se trouve, il vaut peut-être mieux passer à la Région, reconnaît un conservateur. Contrairement aux services de l’Archéologie, qui ont été cantonnés dans un rôle administratif, nous pourrons peut-être continuer à mener nos travaux de recherche. » Reste à savoir si cette grande entreprise pourra être menée de manière équitable sur tout le territoire, afin de maintenir une vision nationale.  « Personne ne le sait, déplore un chef de service. Nous ferons tout pour continuer, mais cela ne dépend plus uniquement de nous. » Responsable scientifique de l’Inventaire pendant vingt ans, l’historien de l’art Jean-Marie Pérouse de Montclos ne décolère pas : « La question fondamentale est de savoir si on peut avoir une politique du patrimoine sans connaissance, car c’est cette absence de connaissance qui nous amène très souvent à commettre des erreurs, telles que des dépenses injustifiées ou des restaurations abusives. Pour comprendre le patrimoine, il est nécessaire d’avoir une vraie culture en la matière. Que l’État se défausse aujourd’hui de la connaissance et c’est toute une chaîne qui est rompue, de l’État à l’élu et au citoyen, qui ne comprend pas qu’on puisse dépenser de manière discrète pour le patrimoine. » Une fois encore, le ministère de la Culture se désengage d’une mission primordiale, pour faire des économies… de bouts de chandelles.

(1) Voir le rapport du sénateur Yann Gaillard, « 51 mesures pour le patrimoine monumental », 2002, et celui de Jean-Pierre Bady, « Patrimoine et décentralisation », 2002.

Une « aventure de l’esprit »

Créé par André Malraux en 1964, l’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France a pour mission de « recenser, étudier et faire connaître l’ensemble du patrimoine français ». Ce service de l’État était jusqu’à présent conduit au niveau des directions régionales des Affaires culturelles (DRAC), sous tutelle de la direction de l’Architecture et du Patrimoine du ministère de la Culture. La loi du 13 août 2004 relative aux libertés et aux responsabilités locales a décidé de son transfert à la compétence des Régions, qui assureront la conduite des opérations d’inventaire, alors que l’État restera garant de son contrôle scientifique et de sa méthodologie. Véritable « aventure de l’esprit » selon les mots d’André Malraux, sa création relevait de l’ambition d’identifier et d’étudier – par le biais d’enquêtes topographiques et thématiques – tout ce qui était repérable sur le terrain en terme de patrimoine mobilier et immobilier, « de manière à les introduire dans la mémoire nationale ». L’historien de l’art André Chastel, à qui Malraux avait confié l’Inventaire, avait ainsi décrit son rôle dans la Revue de l’art : « C’est, en somme, un effort passionnant et désespéré pour doter de mémoire […] une civilisation qui tend, par son accélération propre, à perdre la dimension historique . »

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°217 du 10 juin 2005, avec le titre suivant : La fin du grand rêve de l’Inventaire général

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