Gilles Clément « Je ne veux pas être un jardinier qui tue »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 29 janvier 2008 - 2070 mots

Poète, philosophe, jardinier, écologiste, celui qui a imaginé l’expo « Le jardin planétaire » à La Villette, cocréé le parc André-Citroën ou le jardin du musée du quai Branly se veut un artiste libre.

Dans l’univers des jardiniers, vous avez un profil atypique, d’artiste-écolo-engagé : qu’est-ce qui vous a conduit à choisir ce métier et à l’exercer de cette manière si humaniste ?
Gilles Clément : Enfant, j’étais très inquiet de trouver un métier, je reculais l’échéance. Un professeur de sciences naturelles m’a parlé du métier de paysagiste. Après des études d’ingénieur agronome et horticole ainsi qu’un cursus à l’École nationale du paysage, j’ai commencé par exercer auprès d’une clientèle privée en 1971.
Un tournant s’est opéré en 1984, lorsque j’ai remporté un concours pour une commande publique, car depuis je ne travaille plus que pour le secteur public : je peux plus facilement y faire passer des idées nouvelles alors qu’un particulier orientera toujours sa demande en fonction de son propre désir.
Plutôt que de faire un travail psychologique auprès des particuliers via mes jardins, je préfère concevoir mes réalisations comme des manifestes, des contributions à l’amélioration de la vie d’une population et non d’un groupe privilégié.
 
Vous êtes aujourd’hui un artiste très engagé, qu’est-ce qui vous a dirigé vers un tel militantisme ?
J’ai le sentiment d’avoir toujours été un artiste engagé, sauf que je ne percevais pas à quel point l’écologie était dépendante d’un système économique et politique. J’œuvrais dans un espace réduit, le mien. En 1977, j’ai constitué mon jardin expérimental à Crozant, dans la Creuse. J’étais alors isolé dans ma manière écologique d’aborder les gestes du jardin.
Aujourd’hui, tout le monde parle de réchauffement climatique, de vache folle, d’OGM, autant de problématiques médiatisées par des personnalités tel Al Gore. Moi, l’économie de l’eau, par exemple, je la pratique depuis toujours ; de même, je ne mets pas de traitement pesticide pour préserver les insectes, lesquels contribuent à cette diversité étonnante.
Je suis longtemps passé pour un hérétique  ! Je ne veux pas être un jardinier qui tue, mais au contraire celui qui accompagne une vie très complexe. Pas question de me harnacher comme un militaire pour dispenser des traitements chimiques.
Cela ne veut pas dire que je n’échange pas avec les scientifiques : si ces derniers inventent des outils technologiques non nocifs, je les adopte, comme les panneaux solaires. Mais cela m’oblige aussi à réinventer tous les jours un dialogue avec la nature.

Au lendemain de l’élection de ­Nicolas Sarkozy, vous avez rompu tous vos contrats avec l’État, pourquoi ?
J’estime que le Grenelle de l’environnement est une stratégie pour faire passer, au nom de l’écologie, les intérêts de grands lobbies comme ceux des agrocarburants, très gourmands en eau et en espace. On fait de la monoculture, on affame des populations du tiers-monde pour faire rouler nos voitures !
En outre, si dès son second mandat présidentiel François Mitterrand a emboîté le pas à la droite en ayant une vision capitaliste du développement mondial, ­Nicolas Sarkozy va plus loin en faisant le jeu d’un capitalisme purement financier et non plus productif.
La France faisait figure d’exception, que ce soit sur le plan culturel, sur celui de la prise en compte des citoyens, des soins médicaux, du service public...
De manière brutale, Nicolas Sarkozy considère tout cela archaïque et prend modèle sur les États-Unis. Son Grenelle de l’environnement, c’est de la poudre aux yeux, une série de « mesurettes » pour étouffer le débat sur l’écologie.

Vous avez souvent travaillé pour des musées, comme celui du quai Branly ou de La Villette, ou encore pour des centres d’art, comme Vassivière. Que cela vous a-t-il apporté ?
Comment va-t-on vivre dans le futur et comment agir ? L’art, les artistes ont cette mission d’interroger le monde et de changer le regard. J’aime travailler avec des artistes engagés, quelle que soit leur discipline, et réfléchir, par exemple, sur l’hybridation, l’immigration, le métissage... Les lieux d’exposition, les centres d’art sont ainsi des endroits importants, et lorsque je suis sollicité, j’essaie de répondre.
À Vassivière, j’ai réalisé un « Jardin des tempêtes » après les intempéries de 1999-2000 : une sorte d’analyse photographique du paysage aux alentours. C’est ainsi qu’a émergé pour moi cette notion de « tiers-paysage », ces lieux abandonnés de l’homme, trésors du futur, car seuls espaces où la diversité est encore préservée. Ces « délaissés » sont les friches, les endroits désaffectés, les espaces jamais pris en compte. En tant que botaniste, jardinier, « passager de la terre », j’arpente ces espaces, je les explore, j’en inventorie les espèces, je collecte la végétation et les débris urbains : ensemble, ils racontent la vie qu’ils abritent.
Le manifeste que j’ai rédigé sur ce troisième paysage et qui me vaut d’être invité dans le monde entier, car il soulève des problématiques planétaires, est issu de la commande d’un centre d’art ! La commande artistique peut servir à cela.

Comment est née cette expo sur le jardin planétaire à La Villette qui a remporté un énorme succès ?
En 1999, Bernard Latarjet, alors président du parc, m’a contacté suite à la lecture de mon livre Thomas et le Voyageur, dont le thème était une observation écologique de la planète et déjà une esquisse de ce jardin planétaire qui met en avant le rôle de gestionnaire de l’homme face à la biodiversité. Cela a été la première manifestation inaugurée pour les festivités de l’an 2000, et elle a obtenu une belle reconnaissance avec 350 000 visiteurs.

Quelles autres expositions ou commandes vous ont particulièrement touché ?
Le Centre canadien d’architecture à Montréal m’a commandé une installation : il s’agit d’un lustre en résine contenant à l’intérieur des objets de la diversité – fruits, fleurs, graines, coquilles, cailloux... – trouvés dans des lieux délaissés.
J’ai également réalisé pour l’exposition « Airs de Paris » du centre Pompidou, une œuvre présentant une vision de la place de la nature dans la ville centrée sur le « tiers-paysage ». Dans une vitrine étaient accrochés les objets et les espèces végétales collectés sur un terrain en friche de Nanterre. Pour une médiathèque dans la Creuse, j’ai conçu une tapisserie-cartographie de la vallée de la Creuse mettant en évidence ce tiers-paysage.
La Biennale d’art contemporain de Melle m’a aussi demandé un jardin d’eau faisant référence à la nécessité de traiter les eaux polluées de la région et d’instruire un programme de gestion agricole respectueux de l’environnement, et un jardin d’orties : le purin d’orties est utilisé en jardinage biologique pour renforcer l’immunité des végétaux en évitant les traitements ; mais il a longtemps été interdit. Ce sont donc des actes de résistance.
Je me suis exprimé là-dessus lors du Festival du livre de Mouans-Sartoux, auquel j’ai été convié. Dans cette ville intelligemment gérée sur le plan environnemental, j’ai participé à la réhabilitation du parc du château devenu centre d’exposition dédié à l’art concret.

Quels sont les artistes que vous affectionnez particulièrement ?
J’apprécie Michel Blazy, qui travaille avec le vivant, les œuvres évolutives, éphémères, sur la souplesse, la mobilité, la fragilité. Il observe ce qui est en devenir, laisse les expériences se faire. Son bestiaire, ses paysages retracent un monde sensible et précaire. Il y a aussi Ian Hamilton Finley, poète, philosophe, sculpteur, qui a travaillé sur le thème de l’espace et du paysage. Thierry Fontaine est un artiste radical qui dégage une force incroyable dans son expression. Les photographies comme les performances de ce Réunionnais questionnent sur l’homme, la solitude, la terre.
Il n’hésite pas à faire des sculptures aveugles de son propre corps.
Paul-Armand Gette produit une œuvre délicate, à la lisière de l’art, de la science et de la nature, qui s’intéresse au processus de la connaissance.

Le land art, qui utilise in situ les matériaux de la nature, doit probablement vous intéresser aussi ?
Il y a eu de grandes œuvres aux origines du land art, imposantes, dénonciatrices, comme ces immenses échelles aux États-Unis. Mais cela s’est altéré en se propageant en Europe via des artistes pas forcément aussi talentueux ou dont les messages sur l’art et la vie n’étaient pas aussi forts. Parfois, c’est saisissant sur le plan esthétique : Nils Udo, Andy Goldsworthy... Mais je ne suis pas certain que cela change le monde, que leur regard modifie le nôtre.
Je suis beaucoup plus touché par le travail violent de l’Algérien Adel ­Abdessemed, qui interroge sa propre culture berbère et est dans le déracinement perpétuel. Il fait réfléchir sur la nature humaine, la guerre, le totalitarisme, les banlieues...

Quel regard portez-vous sur le marché de l’art ?
La spéculation qui y règne est assez lamentable, car elle survalorise certaines œuvres alors que d’autres sont totalement oubliées. Cela me gêne que l’on s’intéresse à une œuvre pour sa valorisation financière plus que par admiration de son créateur.
Malgré tout, ce marché reste lié à une production, ce n’est pas de l’argent qui fait de l’argent.

Qu’avez-vous envie de transmettre à vos étudiants de l’École supérieure du paysage de Versailles ?
J’essaie de les sensibiliser à cette notion de jardin planétaire. Si on ne s’intéresse pas à l’écologie, on ne s’intéresse pas vraiment aux jardins.
L’apparence, l’esthétique ne me suffisent pas. Un jardin exprime une vision du monde à un moment donné.

Pour vous qui ne faites pas la distinction entre le jardin et l’écologie, quelle est aujourd’hui cette vision du monde ?
On ne peut plus dessiner les jardins comme autrefois, les idées ont changé. Aujourd’hui, c’est la vie même que l’on doit mettre en avant parce qu’elle est en danger, l’angoisse est réelle. Nous sommes passés d’une époque romantique, dans laquelle la nature a été théâtralisée, à une situation d’immersion, nous sommes « dans » la nature, nous en faisons partie. Si nous y touchons, nous en subissons les conséquences aussi.
Un jardin n’est plus un décor, il accompagne notre vie comme nous accompagnons la sienne, il y a interaction.

Comment expliquez-vous l’engouement du public, depuis quelques années, pour le jardin et notamment l’art du jardin ?
Le jardin passionne des gens de tous horizons. Je trouve aujourd’hui en France des plantes que je devais auparavant me procurer à l’étranger. Le phénomène n’est pas récent : depuis trente ans je constate la montée de cet engouement en même temps que la prise de conscience de l’écologie.
Rappelez-vous : René Dumont, en 1974, qui prédisait déjà des catastrophes naturelles.
Aujourd’hui, l’espace mental est manipulé par la publicité, les discours, les images ; tout cela demeure assez vide. On consomme, mais cela ne nous nourrit pas, car on ne nous donne pas la possibilité de nous exprimer, d’être créateurs. La politique elle-même est en faillite. Il y a donc un repli sur soi.
D’où l’engouement pour le jardin, car c’est un territoire d’espérance, où l’on se sent vivre : chacun peut aller y planter une graine qui produira demain. Ce n’est pas décevant, plutôt surprenant. Le jardin a une force thérapeutique, il rééquilibre : on y travaille avec la vie qui invente à l’infini.

Le jardin planétaire favorise la diversité

Ce concept imaginé par Gilles Clément envisage non seulement la flore dans toute sa diversité mais aussi la responsabilité de l’homme à son égard. Ce dernier doit intervenir en protecteur, à la fois garant d’une diversité des espèces mais aussi observateur de son évolution naturelle. Le concept doit déterminer « comment exploiter la diversité sans la détruire ». Contre la tendance actuelle à l’uniformisation et à la norme, il défend l’infinie diversité du vivant. À la globalisation le jardinier préfère assurément la planétarisation. Ce concept imaginé par Gilles Clément envisage non seulement la flore dans toute sa diversité mais aussi la responsabilité de l’homme à son égard. Ce dernier doit intervenir en protecteur, à la fois garant d’une diversité des espèces mais aussi observateur de son évolution naturelle. Le concept doit déterminer « comment exploiter la diversité sans la détruire ». Contre la tendance actuelle à l’uniformisation et à la norme, il défend l’infinie diversité du vivant. À la globalisation le jardinier préfère assurément la planétarisation.

Dans les musées, le jardin est entré...

Si Gilles Clément pense à l’échelle planétaire, il sait aussi agir localement. Ayant compris qu’il fallait d’abord s’imposer sur le terrain institutionnel, il a développé une stratégie médiatique proche de l’action de certains artistes actuels. Ainsi, en 2007, le « jardinier artiste » a été présenté au centre Georges Pompidou lors de l’exposition « Airs de Paris » aux côtés de Bertrand Lavier, Daniel Buren ou encore Nan Goldin. Par ailleurs, en 2006-2007, il a exposé un « lustre botanique » au Centre canadien d’architecture de Montréal.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°599 du 1 février 2008, avec le titre suivant : Gilles Clément « Je ne veux pas être un jardinier qui tue »

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque