Histoire de l'art

Van Gogh contre Gauguin

Par Laurence Madeline · L'ŒIL

Le 1 février 2002 - 1669 mots

Pendant deux mois, d’octobre à décembre 1888, les deux artistes ont vécu ensemble et partagé étroitement leurs préoccupations esthétiques. Avec la même envie de faire progresser l’art, dans une atmosphère de stimulation réciproque, de complicité et d’opposition que les œuvres réunies à Amsterdam révèlent pleinement.

Il faudrait pouvoir écrire cette relation de peintres, ce dialogue entre deux des artistes les plus extraordinaires de l’histoire de l’art du XIXe siècle, sans entrer dans leur drame, leur tragédie qui culmine au soir du 23 décembre 1888. Drame de l’angoisse et de la folie qui pourrait constituer l’origine du Body Art, lorsque l’artiste Van Gogh tranche d’un coup de rasoir un bout de son oreille. Mais justement, comment faire abstraction de ces vies lorsque celles-ci sont si intimement liées à leur œuvre, que leurs corps entiers, leurs âmes à nu, leurs maux et leurs espoirs en sont, en partie, la matière même ?
La rencontre entre les deux artistes eut-elle lieu en novembre 1886 ou à la fin de l’année 1887 ? On l’ignore, mais leur véritable relation artistique commence à la fin de l’exposition des Impressionnistes du Petit Boulevard que Vincent a organisée, dans un restaurant de l’Avenue de Clichy. Ils s’échangent des tableaux et leurs liens se renforcent sensiblement avec l’entrée en jeu du frère de Vincent, Theo, le gérant de la galerie Boussod et Valadon du Boulevard Montmartre. Theo s’intéresse à Gauguin, lui prend quelques tableaux et présente dès le 15 décembre une petite exposition des ses œuvres. Dès lors, l’affaire doit s’envisager comme un trio. Gauguin a tout intérêt à s’entendre avec Vincent qui intercède en sa faveur auprès de Theo, ravi de promouvoir un nouveau talent, un peintre bénéficiant d’une petite renommée dans le milieu de l’avant-garde et qui pourrait aider Vincent. Van Gogh, de son côté, voit en Gauguin le personnage clé de ses rêves de communauté artistique. Lui possède le charisme qu’il n’aura jamais. D’ailleurs, dès le mois de mars 1888, Vincent expose ses plans à Theo qui incluent Gauguin : « les artistes ne trouveront pas mieux que de se mettre ensemble, de donner leurs tableaux à l’association, de partager le prix de vente de telle façon du moins que la société garantisse la possibilité de travail de ses membres ». Gauguin, lui, pense à un accord commercial avec Theo. Celui-ci passe impérativement par la case Arles où Gauguin doit aller, partager la vie de Vincent, peindre un tableau par mois pour Theo et empocher la somme de 150 francs.

Vers l’atelier des tropiques
Pour Vincent, et pour Gauguin qui y croit peut-être, les termes de l’entente ne sont pas si crus. Il s’agit là de la première étape vers l’atelier des tropiques dont rêvent Gauguin et ses amis : le midi, n’est-ce pas déjà le Sud ? Le 23 octobre, après des mois d’atermoiements, Gauguin arrive enfin à Arles, en direct de Pont-Aven. Il s’installe dans la « maison jaune ». Vincent a décoré pour lui une chambre avec soin, « en boudoir de femme réellement artistique ». Alors, selon Gauguin, « le bon Vincent et le grièche Gauguin font toujours bon ménage et mangent à la maison de la petite cuisine qu’ils font eux-mêmes ».
A la mi-décembre, Gauguin annonce à Theo qu’il ne s’entend pas avec Vincent, qu’il doit partir. Il se rétracte aussitôt et les deux peintres font un voyage d’étude à Montpellier où ils visitent le Musée Fabre. Le 23 décembre, Vincent se tranche l’oreille. Gauguin appelle Theo à la rescousse et le 26, ils regagnent tous deux Paris, laissant Vincent à l’hôpital. En septembre 1889, Gauguin envoie à Theo ses derniers tableaux de Bretagne. Le marchand est déçu. Gauguin, embarrassé, pointe l’ambiguïté de leur relation : « Dois-je répondre à Van Gogh, marchand de tableaux, ou à Van Gogh l’ami et le frère de Vincent ? » Au début de l’année 1890, Vincent cherche à retrouver Gauguin au Pouldu. Ce dernier, qui veut partir au Tonkin, esquive adroitement, en l’encourageant plutôt à créer un atelier « en son nom » à Anvers : « A mon avis, l’impressionnisme ne sera vraiment bien à sa place en France que de retour de l’étranger ». En avril, Gauguin découvre et admire l’envoi de Vincent au Salon des Indépendants. Vincent s’installe à Auvers-sur-Oise et se suicide le 29 juillet. Theo meurt à son tour le 25 janvier de l’année suivante. Gauguin, quant à lui, embarque pour Tahiti, seul, le 1er avril.
Les deux artistes ont vécu deux mois ensemble, du 23 octobre 1888 au 23 décembre 1888. Et si leurs échanges débordent largement ce strict cadre chronologique, c’est bien ces 61 journées, passées dans un « atelier » commun, ce qui sous entend, non seulement une vie quotidienne mais aussi une stimulation réciproque, qui leur ont permis de partager étroitement leurs préoccupations esthétiques.

Peindre pour le progrès de l’art
Une lutte pas à pas pour progresser avec cette extraordinaire conscience de travailler – ensemble ? – pour le progrès de l’art, pour le bien des artistes à venir. Deux mois, et plusieurs terrains d’opposition ou de complicité. Premier terrain, le lieu. Arles, la Provence, intensément industrialisée, emplie cependant de son passé romain. Quelque chose comme le Japon pour Vincent, quelque chose comme un lieu de perdition morale pour Gauguin qui peint les Vignes rouges, ou La misère humaine avec, en plus, omniprésent, le souvenir des tableaux de Cézanne qu’il a tant regardés. Second terrain, les goûts : « Vincent et moi sommes bien peu d’accord en général, surtout en peinture... Il est romantique et moi je suis plutôt porté à un état primitif. Au point de vue de la couleur, il voit les hasards de la pâte comme chez Monticelli et moi je déteste le tripotage de la facture ». Même chose pour le troisième terrain, celui des pères en peinture : « Il admire Daumier, Daubigny, Ziem et le grand Rousseau, tous les gens que je ne peux pas sentir. Et par contre il déteste Ingres, Raphaël, Degas, tous, gens que j’admire... », ajoute Gauguin. Quatrième terrain, la pâte et la couleur. La pâte qui s’épaissit momentanément, chez Gauguin : « Le tout (La Misère humaine) fait en gros trait... avec le couteau très épais sur la grosse toile à sac ». La couleur qui s’intensifie chez Vincent. Cinquième terrain, les lieux d’inspiration. Les Alyscamps d’après lesquels les artistes travaillent chacun. Et le choix n’est pas anodin. L’antique nécropole est l’un des endroits de la ville, aux environs dévorés par l’agriculture quasi intensive, où sont quelques peu préservées les traces d’un passé, non pas primitif, ainsi que Gauguin les recherchait en Bretagne, mais du moins mélancolique et mystique. Pour Gauguin, ce sont des arbres touffus et chatoyants, un petit clocher et des flaques absconses de couleurs sur le sol. Pour Van Gogh, c’est un rideau de troncs d’arbres qui strient la toile dans des effets déjà explorés par Gauguin et Bernard à Pont-Aven. Du cloisonnisme en quelque sorte. Et le café où Van Gogh a ses habitudes et où tout le monde connaît Gauguin avant même qu’il ne fasse son apparition. Lieu où se concentre tout l’artifice des temps modernes que Vincent a représenté dans toute sa crudité et tout son vertige avec Le Café de nuit. Dont Gauguin fait à son tour un lieu abstrait avec l’étirement, dans ces effets savamment stylisés qu’il recherche depuis l’été précédent, d’un nuage de fumée, mais aussi un lieu d’humanité avec le portrait de la propriétaire, Madame Ginoux et l’évocation rapide des amis de Vincent, le zouave Millet, le facteur Roulin. Le petit jardin public, situé tout près de la maison jaune où passent, serrées dans leurs châles noirs, les Arlésiennes comme autant de réminiscences d’un passé antique.

Deux visions du mystique
Sixième terrain, le portrait, obsession de Van Gogh. Celui de l’Arlésienne, Madame Ginoux, qui pose pour les deux amis. Van Gogh peint, d’un coup, une toile rapide, brillante, captant et la femme et l’errance de ses pensées. Gauguin dessine une femme solide, à peine mélancolique. Dessin qu’il reprend dans Au café, qu’il offre à Vincent et que celui-ci utilise pour un nouveau tableau en 1890. Celui de la mère, Madame Roulin, que peint d’abord Gauguin, puis quelques mois après, Vincent. Septième terrain, l’imagination : « Gauguin me donne le courage d’imaginer et les choses d’imagination prennent un caractère plus mystérieux », écrit Vincent alors qu’il peint, d’après le petit jardin public, le Souvenir du jardin d’Etten aux touches espacées et suspendues, comme s’il devait abandonner sa solide facture pour pénétrer l’univers de la mémoire. Solidité dont Gauguin ne se départit pas lorsqu’il peint, dans le même jardin, les Vieilles femmes à Arles. Dernier terrain, le mysticisme. Vincent, torturé par l’humanité de Dieu et de Jésus. Gauguin, tenté par l’ésotérisme et le syncrétisme. Deux visions du mystique dans l’art qui s’affrontent et se réchauffent. L’un et l’autre, malgré leurs arguments sans doute contradictoires, sont certains qu’il y a autre chose que la simple matière, dans les paysages, les hommes qu’ils peignent, et même dans leurs tableaux. Qu’il y a de la pensée et de l’esprit, lesquels s’expriment en lignes, en courbes et en couleurs.
Et c’est ce qui reste, à l’un et à l’autre, après le drame du 23 octobre. Le respect réciproque, profond, malgré les chocs, les agaceries, pour l’artiste et pour l’homme. Vincent qui veut rejoindre Gauguin et réaliser enfin l’atelier des tropiques ou d’ailleurs. Gauguin, qui du bout du monde s’émeut des Crevettes roses de Vincent. Et aussi un symbolisme ouvertement assumé qui se lit dans les arabesques intensément colorées dont Van Gogh pare ses derniers semeurs. Un mysticisme exacerbé qui pousse Gauguin à se peindre sous les traits d’un Christ au Jardin des oliviers et à se modeler sous les traits d’un supplicié sanguinolent et sans oreilles. Pour chacun, l’affirmation de ses intuitions esthétiques, pour chacun la certitude que l’art est un sacrifice. Et pour Gauguin, la nécessité de sauver sa peau.

- AMSTERDAM, Van Gogh Museum, Paulus Potterstraat 7, tél. 20 570 52 00, 9 février-2 juin.

L’exposition

Elle rassemble 120 œuvres dont 20 appartenant à la collection du Musée Van Gogh et une centaine prêtée par 65 collectionneurs du monde entier, qui retracent les origines artistiques de Van Gogh et Gauguin, leur rencontre et le développement de leurs carrières respectives. L’accent est mis sur les œuvres réalisées pendant leur collaboration à la Maison Jaune d’Arles, entre octobre et décembre 1888. « Van Gogh & Gauguin », Musée Van Gogh, Paulus Potterstraat 7, Postbus 75366, 1070 AJ Amsterdam, tél. 00 31 20 570 52 00 ou www.vangoghgauguin.com Du 9 février au 2 juin

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°533 du 1 février 2002, avec le titre suivant : Van Gogh contre Gauguin

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