Un demi-siècle de documenta

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juillet 2002 - 1256 mots

Considérée comme la plus grande et la plus importante manifestation d’art contemporain au monde, la documenta a été très vite affublée du surnom de « Worldexpo des arts ». Elle l’est en effet, véritable messe du monde artistique international, à l’instar de son aînée, la Biennale de Venise, dont elle a su se démarquer au fil du temps par une approche plus radicale et un mode de fonctionnement davantage unifié. Créée à Cassel en 1955, la documenta trouve son origine dans la volonté et l’engagement de deux individus, un artiste et un historien de l’art, qui ont souhaité réhabiliter au lendemain de la Seconde Guerre mondiale un art moderne et contemporain que le régime nazi avait outrageusement dénigré.
Peintre et architecte d’expositions, professeur à l’Académie de Cassel, Arnold Bode (1900-1977) fonde en 1954 une association pour la promotion et la diffusion de « l’art occidental du XXe siècle », l’année même où Werner Haftmann publie un ouvrage qui fera date en Allemagne, La Peinture au XXe siècle. Si l’intérêt du premier porte notamment sur tout ce qui relève de ce qu’il appelle « la mise en scène de l’art », tous les soins du second s’appliquent à retracer ce qui fonde la situation artistique
en Allemagne au XXe siècle depuis l’avènement de l’Expressionnisme. Portés par le même souci de permettre à la jeune génération de reprendre en compte de telles considérations afin de mieux asseoir sa propre activité artistique, Bode et Haftmann éprouvent la nécessité d’organiser une grande exposition rassemblant à l’échelle européenne l’essentiel des productions artistiques depuis 1905. Le musée Fridericianum de Cassel, imposant monument d’architecture classique de l’ancienne capitale de la Hesse et l’une des toutes premières institutions du genre en Europe, s’imposa dès lors comme le lieu idéal pour abriter une telle manifestation. Inaugurée en 1955, conçue sur le mode rétrospectif, ce qu’il convient de désigner du nom de documenta 1 présentait quelque 600 œuvres d’environ 150 artistes. Qu’il s’agisse de peinture, de sculpture ou d’objet, tous les mouvements d’avant-garde qui ont contribué à l’élaboration d’un art moderne tel qu’il s’est développé au cours du premier quart du siècle y étaient représentés, ainsi que les recherches ultérieures des artistes jusque dans les années 50 mettant en lumière ce qu’il en était d’une telle prospection. Le succès dépassa toute attente. Plus de 130 000 visiteurs se rendirent à Cassel. L’enthousiasme du public, l’accueil favorable de la critique et l’intérêt du milieu de l’art furent tels que l’idée s’imposa très vite de réitérer par la suite l’opération. Une société de gestion, au sein de laquelle la ville de Cassel choisit de s’engager en prenant une part majoritaire, fut mise sur pied et le principe d’une manifestation quadriennale arrêté. Les deux initiateurs, Arnold Bode et Werner Haftmann, furent nommés responsables de la conception et de la sélection de documenta 2. Soucieux de faire valoir ce qu’il en était de l’actualité de la création artistique, les deux organisateurs montèrent une exposition encore plus importante qui nécessita d’utiliser de nouveaux lieux, en plus du Fridericianum. Le multiple y trouva nouvellement sa place du fait du succès considérable rencontré par la pratique de la sérigraphie auprès d’un très grand nombre d’artistes. Par ailleurs, la présentation des sculptures devant les coulisses des ruines de l’Orangerie, selon une scénographie signée Bode, ne manqua pas de provoquer toutes sortes de réactions. La polémique accompagnera d’ailleurs la préparation de documenta 3 qui n’eut lieu de ce fait qu’en 1964. Centrée sur l’idée chère à Haftmann que, seul, l’art abstrait était le code international dominant, elle n’accordait qu’une attention très timide à tout ce qui était apparu au début des années 60, comme le Pop Art ou le Nouveau Réalisme. Aussi la critique attaqua-t-elle violemment les deux commissaires et, pour documenta 4, en 1968, la société gérante décida de les remplacer (Haftmann étant démissionnaire) en créant un comité de 23 membres pour déterminer le choix des artistes. Du même coup, décision fut prise de ne plus s’intéresser qu’à l’art en train de se faire, si bien que peinture géométrique et art minimal s’y confrontèrent au cœur d’un débat induit par les mouvements de 1968 sur les conceptions élitiste et bourgeoise de l’art. En 1970, la société choisit de nommer à la tête de documenta un secrétaire général, renouvelable chaque fois, à charge pour lui,  et lui seul, de concevoir l’exposition et d’en sélectionner les artistes. C’est à Harald Szeemann, qui s’était brillamment illustré à Bern en 69 avec « Quand les attitudes deviennent forme », que revint le privilège d’inaugurer ce nouveau mode de fonctionnement. Le résultat fut éclatant. Conçue comme une enquête anthropologique sur la réalité de l’art vivant, son exposition inscrite dans le tissu même de la ville demeure  comme le numéro de documenta le plus réussi.

Un succès public toujours croissant
C’est à partir de celui-ci que le rythme quinquennal fut définitivement adopté. Documenta s’imposa alors comme une manifestation prestigieuse qui fit de l’ombre à Venise. En 1977, Manfred Schneckenburger proposa une manifestation faisant la part belle à l’environnement, à la photographie, au film et à la vidéo. C’est dire si documenta témoignait non seulement d’une ouverture d’esprit mais d’une attention pleinement prospective aux effets non de mode mais d’époque. Il en alla de même en 1982 avec la nomination du Hollandais Rudi Fuchs, premier étranger à la tête de la manifestation. Celui-ci consacra documenta 7 à prendre acte du retour à la peinture tel qu’il s’opérait avec les Neuen Wilden allemands, la Trans-avant-garde italienne et l’art graffiti américain notamment. Cela ne l’empêcha pas pour autant d’inviter Joseph Beuys à initier son action 7000 chênes devant le Fridericianum en y déposant 7 000 pierres de basalte, chacune d’elles devant être associée à la plantation d’un arbre.
En 87, documenta 8 vit Schneckenburger de retour. Il s’appliqua cette fois-ci à y examiner « la dimension historique et sociale de l’art », intéressé qu’il était de faire valoir qu’à la fin des années 80 ce qui comptait n’était plus de nouvelles stratégies mais de nouvelles combinaisons. L’accent y était particulièrement mis sur la notion d’installation et le rapport à l’architecture, dans cette façon qu’a l’art contemporain de vouloir inscrire le spectateur dans l’œuvre. Si cette édition de documenta n’eut pas plus de retentissement que cela, l’échafaudage de propositions tous azimuts qui marqua en 1992 le commissariat de Jan Hoet se heurta, lui, sérieusement à la critique. Qu’importe, pourrait-on dire, puisque le charisme et le talent du Belge remporta en revanche auprès du public un succès considérable. Documenta 9 battit en effet tous les records d’affluence avec plus de 600 000 visiteurs. Il est vrai que l’on était, malgré le contexte politique international, dans une période d’intérêt très effervescente pour l’art contemporain.
Pour la dernière documenta du XXe siècle, la Française Catherine David, qui peut se vanter d’avoir été la première femme nommée à la tête d’une telle manifestation, n’a pas fait non plus l’unanimité. Son idée de « confrontation critique avec le présent » visait à s’interroger sur ce que pouvait être une exposition internationale dans un moment qui est celui de la mondialisation, et sur la nature des enjeux politiques, économiques et culturels d’une telle manifestation. Perçue comme trop éloignée de la question artistique, la démarche de Catherine David n’a pas remporté le succès escompté. Il faut bien dire qu’à une époque où les modes de communication et d’information se sont décuplés à l’envi et où tous les repères se télescopent, rien n’est plus complexe que d’y inscrire une marque singulière et forte. Le XXIe siècle advenu, documenta trouvera peut-être un nouveau souffle.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°538 du 1 juillet 2002, avec le titre suivant : Un demi-siècle de documenta

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