Sosnowska et Zittel

Deux génies des lieux

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 20 août 2008 - 1484 mots

À Bâle, le Schaulager offre ses espaces sculpturaux dessinés par les architectes Herzog et de Meuron à deux artistes, l’Américaine Andrea Zittel et la Polonaise Monika Sosnowska. Deux approches distinctes de la rencontre entre l’art et la vie.

Sur le papier, la rencontre a tout d’improbable. Autant l’Américaine Andrea Zittel se délecte d’utopie et de principes communautaires, autant la Polonaise Monika Sosnowska désosse la nostalgie des utopies révolues de la Varsovie communiste. On pourrait aussi les opposer sur le plan de la carrière, une étoile déclinant à mesure que l’autre s’impose sur la scène internationale à une vitesse fulgurante.
En effet, la jeune trentenaire Sosnowska a en quelques années « fait » le MoMA de New York, la biennale de Venise (deux fois, dont une en occupant le pavillon national en 2007), la Serpentine Gallery de Londres, et la litanie ne s’arrête pas là.
Zittel exerce quant à elle depuis le tout début des années 1990. Après une décennie à traverser des institutions prestigieuses, sa carrière s’est assagie jusqu’en 2006, date de sa première rétrospective itinérante aux États-Unis. Pourtant, l’exposition fait sens tant leurs regards sur l’architecture et l’habitat se complètent. La jeune Polonaise occupe l’immense halle du rez-de-chaussée – déjà une sculpture en soi – avec neuf œuvres pour la plupart monumentales, tandis que Zittel a étendu à l’étage des centaines d’objets quotidiens, peintures sur bois et unités d’habitation.

Monika Sosnowska : architectures abandonnées
Pour Sosnowska, tout a commencé avec des couloirs, parcourables ou en trompe-l’œil, des structures architectoniques semblant avoir été arrachées à un bâtiment abandonné, porteuses d’une mémoire et d’une fonction passée. Ces corridors, entre Alice au Pays des Merveilles et symboles psychanalytiques freudiens, transposaient rapidement l’expérience du spectateur de l’observation au terrain sensible de la spéculation et de l’imaginaire.
L’artiste ne livre que très rarement ses sources, ne tenant pas à rendre son travail trop subjectif. Cependant, on sait que les états transitoires auxquels elle s’attache sont tous inspirés par Varsovie, qu’elle a choisi d’habiter au début de sa carrière, vers 2000. Mais elle n’a jamais goûté la narration pour une œuvre d’art et, si elle emprunte à la ville certains détails, elle n’est jamais dans la citation. Jusqu’à présent, elle répondait précisément aux lieux qui l’invitaient par des sculptures in situ aux normes architecturales.
Mais pour la première fois, à Bâle, elle rassemble neuf pièces qu’elle a retravaillées pour l’occasion, toutes créées lors de précédentes présentations. On retrouve la magnifique 1:1 montrée à Venise l’an dernier dans le pavillon polonais, squelette métallique distordu d’une architecture défunte, beaucoup moins contrainte par le plan des architectes Herzog et de Meuron que dans l’espace du pavillon des années 1930 au charme désuet.
L’exposition témoigne ici d’un glissement très net de la pratique de Sosnowska vers l’abstraction. Elle dit d’ailleurs rechercher « ce moment où l’espace architectural bascule et devient un espace mental ». De moins en moins ruines, de plus en plus sculptures. La jeune femme se détache de ce vernis nostalgique qu’on retrouvait si prégnant dans les œuvres des artistes nés dans l’ancien bloc de l’Est. Ses œuvres se sont autonomisées, elles ont aussi perdu peut-être un peu de force en gagnant cette universalité dédramatisée.

Andrea Zittel : réinventer la vie par l’intermédiaire de l’art
À mille lieues de ces espaces sans fonctionnalité et sans scénario, Zittel déploie depuis plus de quinze ans, sous le label A-Z enterprise, un système bien plus pragmatique et vernaculaire, très ancré dans la culture américaine. Les deux lettres, initiales de ses prénom et nom, marquent chaque projet qu’elle imagine, de la kitchenette à la robe, de la gouache sur bois aux caravanes habitables.
Zittel le dit sans détour, son œuvre est clairement autobiographique, son art et sa vie ne font qu’un suivant les préceptes d’un Robert Rauschenberg. Elle cite aussi volontiers l’artiste Allan Kaprow qui disait performer la vie, elle en fait de même. Ainsi depuis 1991, elle installe et nourrit son œuvre d’art totale, imagine des uniformes, une nourriture, des modes de vie et des conditions de déplacement.
Elle est obsédée par la dérive de la mobilité et s’attache à travers ce système, qu’on pourrait juger autoritaire, à sonder les façons de vivre dans notre monde actuel. Ainsi ses Mobile homes cellulaires sont-ils moins des prisons que des retraites, abris rassurants face au monde agressif.
L’artiste est son premier cobaye.
À Brooklyn dans les années 1990, sa maison servait de show-room et accueillait toutes ses expérimentations, soumises à l’analyse critique du public. La vague de l’esthétique relationnelle déferlait sur les pratiques artistiques et l’on goûtait avec envie aux joies du communautarisme. Zittel a tout décliné, le mobilier, des « wagons », les vêtements, la nourriture, les matériaux de construction, prête pour une vie en autarcie : « A-Z explore tous les aspects de la vie. »
Le motif de prédilection fut insulaire. Sur le lac de Central Park, elle fit flotter des îlots blancs où un visiteur unique pouvait s’isoler en toute tranquillité et en toute sûreté au milieu de cette furie urbaine et aliénante. Elle est même allée jusqu’à expérimenter une île de 54 tonnes en béton, larguée dans la baie de Copenhague. Deux mois à éprouver cette solitude fantasmée et honnie sur une île déserte (confortable et accueillante), deux mois pour peaufiner son exploration de la nature humaine et la construction sociale des besoins.
À la manière des utopies des avant-gardes, entre futurisme et constructivisme, Zittel conçoit une nouvelle vie par l’art mais son projet global se méfie aussi sûrement de toute dérive despotique. Au détour d’un tapis-mobilier (où la fonction est sobrement suggérée) ou d’un prototype de rocher de lecture, l’artiste a déployé sa remarquable panoplie en Suisse avant de repartir expérimenter ses nouvelles trouvailles dans le désert californien.
Aujourd’hui ce qui frappe dans cette exposition, c’est bien la désincarnation du projet. Si tout est proposé et explicité, il manque réellement la présence de l’artiste. On en comprend bien l’impossibilité. Cependant, l’œuvre apparaît incomplète tant l’exhaustivité de la rétrospective appelle l’activation. Certes, les interconnexions entre les différentes activités sont magistralement avancées, mais la vie, absente, simplement présumée, ne peut suffire.
Étonnamment, c’est sur ce sentiment d’avoir vécu une expérience « par contumace » que se rejoignent les deux artistes, à travers ce sentiment de procuration qu’elles délivrent au spectateur. Comme si les œuvres n’existaient pas, elles jouent un jeu où l’homme n’a plus vraiment sa place.

La ferme expérimentale de Zittel : le vivant de A à Z

Depuis 2000, Andrea Zittel, californienne d’origine, est revenue à Los Angeles et s’est portée acquéreuse de dix hectares jouxtant le parc national du Joshua Tree, à quelques encablures de la ville de 29 Palms. Dans la chaleur etouffante du désert de Mojave, Zittel touche au mythe. Dans cette même région, le gouvernement américain au sortir de la Seconde Guerre mondiale, proposa gratuitement aux volontaires deux hectares de terre à condition de s’y installer. Dans ce coin inhospitalier, où il faudrait être magicien pour faire pousser autre chose que des cactus, des communautés sont nées, abritées par des constructions aussi spontanées que précaires, aussi économiques qu’inesthétiques.

L’art pose davantage de questions que le design

C’est dans ce paysage tiraillé entre sublime et vernaculaire que Zittel a fondé A-Z West, son « institut pour enquêter sur le vivant » dans des conditions extrêmes, brûlantes l’été, enneigées l’hiver. « Je ne suis pas designer – les designers ont la responsabilité sociale de fournir des solutions – l’art pose davantage de questions », a-t-elle l’habitude de dire. Sur sa propriété, elle teste ses matériaux, produit ses robes-tabliers désuètes. Nombre de peintures de l’exposition suisse documentent les activités de cette ferme expérimentale. On y voit notamment l’artiste amener des plateaux dans un champ de tablettes. Il s’agit d’une station de cuisson solaire de pulpe de papier recyclé. Une fois « cuites », les plaques permettent la construction de murs. Évidemment absente de l’exposition, A-Z West est pourtant omniprésente mais si peu transmise.

Comprendre les concepts

La différence entre un site specific et une œuvre in situ.

L’in situ signifie que l’œuvre a été faite sur place et qu’elle ne peut être refaite ailleurs. Réalisée In situ, une œuvre dite site specific est davantage raccordée à son environnement dont elle tire, en général, sa substance et son contenu.

L’œuvre d’art totale se réalise dans l’union des arts.

La notion est un concept esthétique allemand nommé Gesamtkunstwerk apparu au XIXe siècle, notamment chez Richard Wagner. Selon la spécialiste Marcelle Lista : « Elle est animée par une volonté totalisante qui se réalise à travers l’union des arts dans le désir de refléter l’unité de la vie. » L’œuvre d’art totale est un des fondements des grandes avant-gardes comme le Bauhaus.

Un paysage peut être vernaculaire.

Selon le sociologue et géographe américain John Brinckerhoff Jackson, un paysage peut être vernaculaire. Dans son ouvrage À la découverte du paysage vernaculaire (2003), il définit le paysage « comme composition d’espaces, faits ou modifiés par l’homme, pour servir d’infrastructure ou d’arrière-plan à notre existence collective ».

Autour de l’exposition

« Monika Sosnowska/Andrea Zittel, 1:1 », jusqu’au 21 septembre 2008. Schaulager, Ruchfeldstrasse 19, Münchenstein/Basel. Ouvert du mardi au vendredi de 12 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 19 h et le week-end de 10 h à 17 h. Tarifs : 8,7 d et 5 d. www.schaulager.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°605 du 1 septembre 2008, avec le titre suivant : Sosnowska et Zittel

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