Numérique

Servitude volontaire

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 29 août 2017 - 567 mots

Entre Applications, Audioguides, visites virtuelles et dispositifs interactifs en tous genres, le musée du XXIe siècle a déjà largement adopté les nouvelles technologies et vante leurs bénéfices en termes d’expérience, de médiation artistique ou de démocratisation culturelle.

Et si cet enthousiasme était davantage le signe d’une reddition que d’un progrès, et quelque chose comme la consécration ultime d’une soumission, massivement consentie, à la technique ?C’est en tout cas ce que suggère une œuvre, le Colar AG, créée en 2016 par le collectif hongkongais XCEED à l’occasion de l’exposition « Surviving the Glass System », dédiée à la surveillance, au Hong Kong Art Center, et sélectionnée à l’édition 2017 d’Ars Electronica, qui se tient du 7 au 11 septembre à Linz (Autriche). Son propos : retourner en dispositif de contrôle, intrusif et comminatoire, ce qui pourrait être une banale visite d’exposition.Présentant a priori les propriétés et les fonctions d’un audioguide, le Colar AG s’en distingue par la contrainte qu’il exerce tout au long de la visite sur celui qui le porte. Cette contrainte se manifeste dès l’orée de l’exposition : les visiteurs, désignés par XCEED comme des « surrenders » (littéralement « ceux qui se rendent »), se voient fixer à la visseuse une sorte de collier électronique muni d’un casque à conduction osseuse, de capteurs et d’un compte à rebours. D’emblée, l’expérience promise par le Colar AG s’annonce comme un dressage, ce qui n’empêche pas le public de se porter largement volontaire pour l’essayer.La suite évoque les expériences de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité ou celles de Martin Seligman sur l’impuissance apprise : tout au long de la visite, un assistant vocal ironiquement nommé Suri – en référence au Siri d’Apple, que XCEED a hacké pour l’occasion – contraint le comportement du visiteur. Non seulement il lui indique comment interpréter les œuvres, mais il enregistre et oriente ses moindres déplacements. Toute déviation de l’itinéraire fixé est sanctionnée par un bruit désagréable. La visite est aussi minutée : chaque participant dispose d’une demi-heure, et pas une seconde de plus, pour regarder l’ensemble des œuvres qui lui sont présentées. Le moindre retard est sanctionné par une vibration du collier.La coercition exercée par le Colar AG frappe d’autant plus qu’elle interfère dans la relation supposée émancipatrice de l’individu à l’œuvre d’art. Et, de fait, l’expérience proposée par XCEED vise bien moins à dénoncer l’institution muséale comme dispositif idéologique qu’à souligner notre soumission, quel que soit le contexte, aux technologies les plus intrusives. Comme dans Le Loup et le Chien de La Fontaine, notre assujettissement se donne en général d’excellentes raisons. En l’occurrence, ici, la curiosité, l’attrait de la nouveauté, l’amour de l’art ou encore le désir de vivre une expérience croustillante. « Ne voulons-nous pas sortir du lot quand on recherche ce genre de technologie à la mode ? demande Chris Cheung, l’un des fondateurs du collectif. Regardez ceux qui ont adopté l’Apple Watch et les Google Glass quand ces produits ont été lancés ! Combien de liberté ont-ils cédé pour être sous le feu des projecteurs ? Nous voulons désacraliser ces gens pour éviter que les prochaines générations soient des esclaves numériques. À travers l’expérience du ColarAG, nous voulons que le public se demande si cela vaut la peine d’abdiquer face aux nouvelles technologies. » Ceux qui tiennent à leur liberté devraient en tirer les leçons, et faire comme le loup de la fable : face au collier du chien, s’enfuir – et courir encore.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°704 du 1 septembre 2017, avec le titre suivant : Servitude volontaire

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