Sander et sa suite

L'ŒIL

Le 1 septembre 2002 - 1359 mots

August Sander, plus qu’aucun autre, aura libéré la photographie allemande d’un certain formalisme. Une mutation intervenue après-coup, soit des années après sa mort, notamment grâce à la pratique de Bernd et Hilla Becher.
Une relecture de son œuvre nourrira également le travail de toute une génération de photographes allemands comme Thomas Struth, Andreas Gursky ou Thomas Ruff. Une généalogie qui mérite d’être reconsidérée.

Lorsque August Sander meurt en 1964, il est considéré comme l’un des plus grands photographes de l’entre-deux-guerres. Pourtant, dès l’aube des années 60, sa pratique est jugée obsolète, dépassée, liée à une période sombre de l’histoire allemande : la montée et l’instauration du nazisme. Malgré leur charge critique, ses images ne correspondent plus au nouveau style documentaire qui se développe alors en Europe et aux Etats-unis. Il est vrai qu’entre-temps le débat portant sur les conditions de l’objectivité en photographie s’était largement déplacé sous l’action de photographes américains au premier rang desquels il convient de citer Dorothea Lange et surtout Walker Evans. A la fin des années 30, ce dernier réalise toute une série de clichés d’où ressort son profond intérêt pour l’architecture, la vie urbaine et la culture vernaculaire. En quelques années, il produit une véritable coupe de la société américaine dans des images d’une grande liberté. Il est alors le premier à clairement montrer que le monde qui se met en place est essentiellement urbain, violent, marqué par les signes du commerce et le pouvoir de l’information. Ses images refusent tout pittoresque. Elles présentent pourtant une situation d’une incroyable complexité : le basculement d’un pays encore engoncé dans ses traditions en véritable exemple de la modernité. De ce fait, les images de Sander paraissent figées, sans autre mérite que d’avoir montré la voie pour un travail clinique sur une société et sa culture.
Au milieu des années 60, la photographie est encore considérée comme un médium pauvre, essentiellement réservé aux reporters et aux pratiques d’amateurs. Soudain, toute une jeune génération d’artistes américains nourris dans leur enfance par les journaux et le cinéma commence à utiliser la photographie dans leur démarche artistique. Désormais, l’image leur sert d’outil objectif et de support d’information. Des artistes comme Rauschenberg puis Warhol avec ses toiles sérigraphiées tirées des images de l’actualité avaient déjà montré la voie. C’est néanmoins l’art conceptuel qui, quelques années plus tard, intègre définitivement la photographie dans le régime artistique. Ce qu’il faut abattre à ce moment-là, c’est encore et toujours la forme traditionnelle et bourgeoise du tableau de chevalet. Pour cette raison, les artistes vont alors tenter de donner à la photographie la valeur d’œuvre autonome. L’un des modèles les plus importants reste bien évidemment Walker Evans et son fameux style documentaire, formule magique de compromis entre le grand art et l’image d’information. Lorsque des artistes américains comme Ed Ruscha, Douglas Huebler, Bruce Nauman, Dan Graham, Robert Smithson, incorporent la photographie à leur œuvre, ils affirment par la même occasion combien l’image peut attester non seulement d’une expérience matérielle mais aussi répondre à un concept artistique précis. Ainsi Richard Long, pour ne prendre que cet exemple, réalise des photographies documentant une intervention que l’artiste réalise dans un territoire donné, généralement de vastes étendues désertiques.
Le document donne donc à voir une action où l’artiste expérimente un espace avec son corps. Chez quelqu’un comme Robert Smithson, la photographie permet de mettre en scène un rapport au monde qui désormais n’a absolument plus besoin des moyens traditionnels de représentation comme la peinture ou la sculpture. La référence à la sculpture est alors omniprésente chez ces artistes. Il suffit, par exemple, d’évoquer Gilbert & George produisant leurs premières sculptures vivantes en 1969 avant de décider, deux ans plus tard, que le support le plus efficace pour retranscrire leurs interventions reste la photographie.
C’est justement à cette époque, la fin des années 60 et le début des années 70, que les photographes allemands Bernd et Hilla Becher réalisent des images d’architectures industrielles en voie de disparition. Chacun de leurs clichés est réalisé frontalement sous un ciel nuageux évitant ainsi tout effet de lumière qui pourrait dramatiser leur motif. Puits de mines, châteaux d’eau, usines des années 30 constituent alors autant de séries qu’ils classent comme des « familles d’objets ». Lors de leur première parution en 1970, ces séries sont sobrement intitulées Sculptures anonymes, Une typologie des constructions techniques. Cette idée de typologie appliquée aux vestiges d’une culture industrielle déjà en voie de disparition, ils l’avait bien évidemment trouvée du côté de chez Sander. Même objectivité, même idée d’un corpus d’images qui lentement s’organise en série, en typologie, même volonté de produire des images autonomes, à la fois spécifiques et pourtant incluses dans un tout. « Comme Sander, nous voulions garder une certaine distance vis-à-vis de notre sujet tout en étant complètement impliqués. On doit plutôt éliminer tout sentiment dans les images (...). Tous ces objets que nous photographions appartiennent encore à notre époque, à notre société, même si parfois ils semblent déjà loin. Tout ce que nous pouvons faire pour le moment, c’est de les décrire. » Avec ce principe d’objectivité absolue, Bernd et Hilla Becher transformaient également un travail photographique en image-objet. Les photographies étaient présentées par série dans une mise en scène qui se voulait la plus neutre possible. Chaque cadre contient une image et une seule. L’image est aussi forme-tableau puisqu’elle était conçue en fonction du mur afin que le spectateur éprouve à son encontre le même type d’expérience qu’il aurait pu avoir avec une toile. C’est justement ce type de logique que Bernd et Hilla Becher vont enseigner à leurs élèves à partir du début des années 70 lorsqu’ils deviennent professeurs à l’Académie de Düsseldorf. Andreas Gursky, Thomas Ruff, Thomas Struth pour ne citer que les plus célèbres trouveront là les bases de leur future pratique. Tous vont mettre en avant ce principe d’autonomie et d’objectivité de l’image dès le début des années 80. Chez chacun d’entre eux, la monumentalisation des tirages (notamment chez Gursky) tend à renforcer le caractère autonome de la photographie. L’idée de série n’est plus aussi clairement explicite. Chaque image participe bien d’un corpus, mais celui-ci est sous-jacent. Il n’a plus besoin d’être présenté dans l’espace d’exposition. Le succès de ces principes, l’extraordinaire engouement pour l’enseignement des Becher, venait aussi de la faillite du modèle américain. Chez les artistes conceptuels américains des années 70, la photographie n’était qu’une simple information provenant d’une action (marcher dans le désert, produire des œuvres éphémères loin des galeries, enregistrer une performance dont seule l’image attestait l’existence...). Au contraire, en réactualisant la pratique de Sander, mais aussi celle d’autres photographes, les Becher livraient un nouveau mode d’emploi pour saisir le monde, non plus à partir d’une expérience subjective, ni même d’un concept qu’il fallait ensuite mettre en forme, mais bien en définissant une méthode objective qui aboutissait à de grands formats prévus pour le mur des galeries et des collectionneurs. Ainsi, un artiste comme Thomas Struth a débuté sa carrière en réalisant des images qui ne sont rien d’autre que la présentation exacte d’une architecture dans son contexte urbain. Gursky, de son côté, produit des paysages photographiques. L’homme y apparaît minuscule, comme noyé par la société de masse qui lentement érige des structures qui le dépassent. Thomas Ruff serait sans doute celui pour qui l’idée de typologie reste encore le plus explicite : portraits d’étudiants, images de voie lactée, petits immeubles des années 60. Malgré l’extraordinaire succès dont bénéficient aujourd’hui ces artistes, c’est cependant du côté des Français qu’il faudrait se tourner pour trouver enfin une photographie qui intègre aussi bien l’héritage de Sander et des Becher, que celle, plus complexe, d’un homme comme Walker Evans ou d’un Dan Graham. Au moment même où les jeunes artistes allemands réalisaient leurs premières expositions, c’est-à-dire au milieu des années 80, Jean-Marc Bustamante, Jean-Louis Garnell ou Jean-Luc Moulène produisaient des images plus mobiles, plus ouvertes aux aléas de notre monde. Ils étaient sans doute les premiers à affirmer avec autant d’aplomb que l’objectivité n’existe pas en photographie, que l’image n’est pas un modèle d’appropriation, et que toute activité artistique fondée sur une pratique de l’enregistrement doit avant tout codifier un rapport au monde de plus en plus complexe.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°539 du 1 septembre 2002, avec le titre suivant : Sander et sa suite

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