Saint-Savin, la « Sixtine romane »

L'ŒIL

Le 1 juillet 2002 - 1757 mots

Depuis plus de dix siècles, l’abbatiale de Saint-Savin-
sur-Gartempe est un haut lieu d’enseignements. C’est la « Sixtine romane » dans les compositions colorées de la haute nef ! Pour conter l’histoire de l’Ancien Testament, un atelier du Poitou a déroulé des panoramiques impressionnants d’efficacité et de majesté. Un parcours scénographique dans les anciennes cellules de l’abbaye qui ajoute à l’émotion provoquée par les peintures. Double arrêt indispensable pour méditer sur le temps des maîtres romans.

Le lieu est antique : sur une hauteur, au Nord de Cerisier, se trouvait une chapelle où aurait été inhumé après son martyre le corps de saint Savin. Même si la réputation de l’abbaye repose surtout sur son admirable décor pictural découvert en 1836 par Mérimée, il est utile de souligner la valeur architecturale du bâtiment. C’est vers 800 que Charlemagne aurait fait bâtir, sur les rives de la Gartempe, un fort et une abbaye. L’église fut ensuite réformée à la demande de Louis le Pieux par saint Benoît d’Aniane. Le bâtiment bénédictin a été surmonté au XIVe siècle d’une flèche de 77 mètres qui domine la massive tour carrée du transept, et le soir, semble se coucher les bras en croix, quand la nef harmonieuse de l’église s’endort. Fort endommagé durant la Guerre de Cent Ans, puis pendant les guerres de religions, l’établissement fut relevé de ses ruines à partir de 1640. A nouveau malmené par la population sous l’Empire, il fut restauré à partir de 1841 sous l’œil de Prosper Mérimée, qui lui consacra une monumentale monographie.
De vastes proportions (76 mètres sur 17), l’église comporte trois nefs de neuf travées, un transept, avec une chapelle orientée sur chaque croisillon, un chœur plus étroit que le vaisseau et pourvu d’un déambulatoire sur lequel s’ouvrent cinq chapelles rayonnantes. Les bas-côtés presque aussi hauts que la nef sont voûtés d’arêtes sans doubleaux. La grande nef est couverte d’un berceau avec doubleaux dans les trois travées occidentales et d’un berceau lisse, propice à l’art de la peinture, dans les six travées suivantes. A l’intérieur s’impose l’ambiance âcre et silencieuse d’un temple ou d’une basilique romaine. Les fresques de la crypte s’étendent sous le chœur et s’inspirent d’une « Passio » du XIe siècle. Les figures s’agglutinent en groupes compacts et mal différenciés alors que dans la nef, les silhouettes animées se dégagent avec netteté sur des fonds aérés. Ces murs de l’époque carolingienne où sont figurés les martyres des saints patrons, passage à la roue et aux ongles de fer, sont désormais fermés au public, non par pudibonderie mais par souci de conservation. Les peintures romanes sont distribuées principalement en quatre endroits. Après la crypte, celles du porche, récemment restaurées, sont consacrées à des visions, d’un rare dynamisme, de l’Apocalypse, du Christ en gloire et de la Jérusalem céleste. La tribune du premier niveau a reçu un cycle de la Passion et de la Résurrection dont les scènes sont réparties autour du motif central de la Descente de Croix. Les anges qui se prosternent sur un parterre de fleurs sont de pures merveilles de grâce qui n’ont rien à envier à une main du Quattrocento. Se dévoile alors la Dame au dragon. Figure ailée, elle porte l’enfant qui symbolise l’église qu’un ange vient sauver du feu cernant la bête malfaisante. Sur la voûte de la nef, une vaste suite d’images de l’Ancien Testament est distribuée selon un ordre strict découvert par Grabar, qui satisfait les exigences de la symbolique médiévale : les seuls personnages « mauvais » (Caïn, Cham, les rois défaits par Abraham) regardent vers l’Ouest, tournant donc le dos à l’autel, tandis que les « bons » progressent toujours vers ce dernier. L’apparent désordre des différentes scènes est, en fait, régi par le passage de l’Epître aux Hébreux (XI, 1-29) dans lequel Abel, Hénoch, Noé, Abraham, Jacob, Joseph et Moïse sont cités en raison de la foi exemplaire dont ils ont fait preuve.
« Des murs à l’horizon ! » Les yeux écarquillés, touristes et spécialistes utilisent des jumelles à l’intérieur de la nef. Sans être en mer à bord de l’Arche de Noé, ils s’émerveillent d’apparitions célestes, terrestres et maritimes, se délectent des expressions des personnages peints à près de 20 mètres de haut. Si on monte l’escalier en vis qui, du porche, mène à la tribune, par une large baie, on saisit toute la force de l’édifice. Ici il faut relire les descriptions d’Emile Mâle, et reprendre les textes d’Henri Focillon démontrant que « le moyen âge de la pierre est aussi le moyen âge de la couleur ». La merveilleuse sobriété du marbre blanc et du granit noir était à l’époque habitée par un foisonnement multicolore, des temples aux églises, de la statuaire à l’architecture. En haut de la tribune, pour citer Focillon, « le sol n’apparaît que si l’on se penche, et cette perspective de belles histoires peintes sur la concavité du vaisseau, pressées par la distance, veloutées de lumière et d’années, semble suspendue au-dessus de la terre ». Cette haute colonnade soutient, avec hardiesse, comme une voile ou une tapisserie, le vaisseau sur lequel les peintres du XIIe siècle ont traduit la Bible en images. Les images de la nef commencent à la Genèse. La représentation de la terre se résume en un schéma de troncs d’arbres stylisés en lignes parallèles. La gamme des couleurs se réduit à quatre tons : jaune, rouge, blanc, vert. Puis l’histoire animée continue sur le berceau avec le cycle d’Abel et Caïn. Déjà le Créateur tourne le dos à Caïn dont les mains sont nues, l’attitude rigide, le regard dur. Malgré les injures du temps et les guerres, une scène comme La Construction de la Tour de Babel offre sur près de six mètres de long un rare exemple de l’imagination et de la technique à l’époque médiévale. La scène qui frissonne de lumière sur le mur traduit l’animation d’un chantier avec des compagnons, des maçons, un treuil... Mais c’est aussi un combat symbolique entre le bien et le mal qui se livre à nos yeux. D’un côté le géant, cyclope maléfique, en manteau vert, atlante en trompe-l’œil, soutient la voûte de la nef et approvisionne les hommes en énormes blocs de pierre pour édifier la tour à l’allure de donjon précaire. A l’opposé, le Créateur, d’une taille identique à celle du géant, au manteau jaune et à l’anatomie au dessin appuyé, rééquilibre la composition et prend la parole. Le traitement de la foule, la représentation en pied du Créateur, la décomposition du mouvement sont pleins de vigueur. Les peintures du mur s’agitent et les scènes se suivent en cascade : La Traversée de la mer Rouge, Joseph en prison, L’Enlèvement d’Enoch et les divers panneaux de l’histoire de Noé. Dans L’Ivresse du patriarche, Noé, le premier vigneron de l’humanité, gît ivre et dénudé sur sa couche. Ses enfants Sem et Japhet, compassés et respectueux, veulent le recouvrir tandis qu’à gauche, Cham se moque et lui fait les cornes. La pose oblique en apesanteur du lit de Noé trahit l’embarras de l’artiste devant le problème de perspective qui se posait à lui. Les peintures de Saint-Savin paraissent être l’œuvre d’un atelier unique, où plusieurs tempéraments d’artistes collaborèrent pour faire surgir, autour de 1100, un style pleinement roman, à partir de traditions remontant à l’époque carolingienne. L’ensemble du décor oscille entre deux manières : l’une traditionnelle, statique, monumentale qui fait appel à des procédés purement picturaux pour suggérer les volumes comme à Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers ; l’autre anecdotique, décorative, animée et proche de la miniature est peut-être due à un artiste formé dans un scriptorium poitevin.
Le site reçoit près de 150 000 visiteurs par an. « Mais depuis que le TGV s’arrête au Futuroscope de Poitiers, et que tout le nécessaire hôtelier y est construit, le tourisme est en baisse à Saint-Savin », confie l’abbé Paumier, le gardien des clefs du temple. Pour dynamiser l’endroit et poursuivre sa vocation de lieu d’enseignement, un parcours scénographique vient d’ouvrir. Il enrichit considérablement la découverte de l’abbaye et complète la visite. Désormais, néophytes et érudits découvrent de façon ludique et interactive l’intégralité des peintures murales et parcourent même la majorité des fresques visibles dans la région, la France et l’Europe. Inscrite en 1984 au Patrimoine mondial de l’Unesco, l’abbaye est devenue le symbole d’un art vivant et fragile. En 1989 a été créé le Centre international d’Art mural, qui organise des rencontres et des stages de formation à la restauration. Une nouvelle campagne va d’ailleurs bientôt commencer. Les restaurations se dérouleront tiers par tiers, ce qui permettra de toujours laisser visible une partie du vaisseau et ses éclatantes compositions pour lesquelles, comme dans une des Tapisseries de Péguy, « nous ne demandons pas que cette belle nappe soit jamais repliée au rayon de l’armoire, nous ne demandons pas qu’un pli de la mémoire soit jamais effacé de cette lourde chape... »
Le  miracle, c’est que cet ensemble, brillante propagande du Moyen Age, soit encore présent tandis que les copies du Musée des Monuments français du Palais de Chaillot ne sont plus visibles. Le prodige, c’est qu’aujourd’hui le virtuel nous les rende banalement accessibles.
Illuminée par le miroir d’eau de la Gartempe, l’église avec son admirable décor se dresse, hiératique et vertigineuse, comme un immense mémorial.

Guide pratique

- Pour s’y rendre
Saint-Savin-sur-Gartempe est à 300 kilomètres de Paris et de Bordeaux. 1h40 en TGV (plus de 20 départs quotidiens) jusqu’à Poitiers, puis navette au départ de la gare de Poitiers jusqu’à Saint-Savin, 45 minutes. L’abbaye est à 42 km à l’Est de Poitiers sur la N151, route de Châteauroux.
Horaires : en été, tous les jours de 9h30 à 19h ; en septembre, de 9h30 à 18h ; en hiver de 14h à 17h30. Centre international d’Art mural (CIAM), Abbaye de Saint-Savin, 28, place de la Libération, tél. 05 49 49 66 22. Office du Tourisme : tél. 05 49 48 11 00.

- Se restaurer
Cadieu, 46, place de la Libération, Saint-Savin, tél. 05 49 48 17 69.

- Que lire ?
Yves-Jean Riou, L’Abbaye de Saint-Savin, éd. Images du patrimoine.
Véronique Arnault-Nautré, Les Peintures murales de Poitou-Charentes, éd. Centre international d’Art mural.
Saint-Savin, l’Abbaye et ses peintures murales, éd. Cpppc.
Henri Focillon, Peintures romanes des églises de France, éd. Flammarion, Paris. Emile Male, L’Art religieux du XIIIe siècle en France, éd. Livre de poche, collection Biblio essais. André Grabar, Les Voies de la création en iconographie chrétienne, éd. Flammarion, collection Champs. Collectif, Glossaire, éd. du Zodiaque. Aloysius Bertand, Gaspard de la nuit, éd. Gallimard-Folio.
Charles Péguy, Les Tapisseries, éd. Gallimard Poésie.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°538 du 1 juillet 2002, avec le titre suivant : Saint-Savin, la « Sixtine romane »

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