Restauration d’art contemporain

Techniques (très) mixtes

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 juin 2005 - 1134 mots

Confrontés à des problèmes inédits liés à l’impermanence des œuvres et à la mixité des techniques comme des matières employées, les restaurateurs d’art contemporain voient leurs missions se démultiplier. Ils réparent, soignent, anticipent, préservent, documentent, stockent, installent, remplacent ou réexécutent, affûtant et partageant leurs domaines de compétences. Témoignage et état des lieux en compagnie de Stéphanie Elarbi, restauratrice et prestataire en art contemporain.

De grosses aiguilles pour coudre la Robe de viande de Jana Sterbak (ill. 8), des aiguilles chirurgicales et du fil métallique pour appareil dentaire pour rattraper la lacération de Cathedra de Barnett Newman, Stéphanie Elarbi associe une large part de son plaisir de restauratrice à une culture de l’astuce doublée d’exigences scientifiques pointues. Son cauchemar ? « La retouche sur monochrome. Un monochrome ne l’est jamais complètement. Et le comportement de la peinture de retouche face à la lumière n’est jamais le même que celui de la peinture d’origine ! » Sa satisfaction ? Éviter autant que possible la restauration musclée. « Trouver l’idée ! La bonne idée, la solution. Celle qui met en jeu l’intuition et la compréhension de l’œuvre. Pour consolider une sculpture en tissu armé qui s’effondrait sur elle-même, on a par exemple utilisé un grillage de jardin en acier inox gainé. Sans contact, sans adhésif. En utilisant des matériaux stables, neutres et réversibles. Le b.a.ba de la déontologie du restaurateur. » L’œuvre à soigner ce jour-là est la Délicieuse Pucelle de Serge Comte (ill. 9), en fait une trentaine de boîtiers de disquettes en Plexi assemblés au mur sous lesquels l’artiste a glissé des tirages sur rhodoïd esquissant un visage froissé et fractionné. Trente boîtiers lourdement égratignés lors de leur dernière présentation ont été confiés par son propriétaire, le Frac Île-de-France, à la jeune restauratrice. Après identification et examen précis des dommages, le diagnostic est sans appel : impossible ou presque de camoufler les lésions. Il faudra remplacer les boîtiers, « refaire » l’installation avec l’accord de Serge Comte. La solution adoptée pose évidemment la question de l’originalité de l’œuvre, mais formule un cas simple et satisfaisant à traiter pour la jeune restauratrice. Mais ça n’est pas toujours si limpide, la spécificité des pratiques contemporaines s’exprimant par leur absence de... spécificité.

Une histoire de modernité
Ready-made et collages, ainsi s’énonce brièvement le séisme qui bouleversa la conservation au xxe siècle. L’intégration d’objets et de matériaux manufacturés, osée par les cubistes et dada, le geste inaugural de Duchamp suivi de la dématérialisation de l’œuvre profondément engagée au tournant des années 1970 auront eu raison des fondements d’un métier dont les modalités lorgnaient il y a peu du côté du sacerdoce vigoureusement normé. Pas d’œuvres éphémères et organiques, de protocoles sans œuvres, pas de schémas à réactiver, ni d’objets manufacturés à remplacer, de matières improbables à consolider, ou de vieillissement programmé à retarder. La conservation a progressivement laissé place à une pratique bien moins limpide. L’objet, la signature et la main de l’artiste ont perdu en révérence, « sur les œuvres contemporaines, il y a sans doute un peu plus de “cuisine” et un peu moins de cérémonial », confirme Stéphanie Elarbi. Les interventions peuvent être assez radicales, on remplace, on reconstruit, on transfère. « Quand on se retrouve face à une installation qui comporte du bois, du papier, un DVD, des capsules de bouteille, une chaise en plastique et des objets en fourrure synthétique... Mon Dieu ! Qui peut répondre à tout ça ?, plaisante-t-elle. Et parfois, plutôt que de mal faire, on ne fait pas. »

Du respect de l’œuvre et/ou de l’artiste
Tout en se méfiant des offensives strictement matérialistes partagées par quelques-uns, émiettant, morcelant chaque œuvre par ses substances et ses techniques, le regard de la jeune femme sur une œuvre se forge largement par sa matière et ses techniques. Mais déterminer les intentions de l’artiste, contextualiser l’œuvre reste encore le meilleur moyen d’en préserver l’intégrité. « Il y a toujours une batterie d’analyses scientifiques qu’on peut mettre en branle pour identifier un matériau, poursuit-elle, mais qui peut dire s’il est important que le matériau ait jauni, vieilli, s’il faut remplacer ou consolider un élément si l’on n’a pas déchiffré le sens de l’œuvre ? » Faut-il restaurer ? Faut-il remplacer les éléments manufacturés ? Que restera-t-il d’authentique ? Peut-on réactiver ou pérenniser une pièce dont le vieillissement et la destruction incarnent l’œuvre elle-même ? « Souvent, plus on s’approche de la fin d’une œuvre impliquant sa propre destruction, comme les autoportraits en chocolat de Dieter Roth, plus la tentation est grande pour une institution qui en a fait l’acquisition de la figer dans son état final… de ne pas la laisser partir ! » plaide Stéphanie Elarbi. Une infidélité à l’intention première de l’artiste justifiée par la valeur documentaire adoptée alors par l’œuvre.

Du cas par cas à une esquisse de méthode
« Une fois l’œuvre cédée, certains artistes s’en défont complètement, raconte la restauratrice. Et parfois, ils changent d’avis » ajoute-t-elle malicieusement. Si le respect de l’intégrité de l’œuvre et de l’intention de l’artiste prévalent, les attitudes des uns et des autres (artistes, conservateurs et restaurateurs) semblent aussi mobiles que contrastées et les cas d’école et anecdotes décisives ne manquent pas. Acquis par le Frac Rhône-Alpes, Le Baiser d’Ange Leccia fut l’objet d’un débat significatif. Les deux projecteurs, tendrement serrés l’un contre l’autre, esquissant un baiser, se trouvaient désunis dans la réserve. Une troupe de théâtre de passage emporta (probablement) par mégarde les dits projecteurs. « Peu m’importaient les caractéristiques des projecteurs. N’importe lesquels auraient fait l’affaire ! J’étais bien plus intéressé par le geste et la fonction des objets », rapporte l’artiste. Mais le Frac décida que l’objet choisi par l’artiste à un temps défini faisait œuvre. Les projecteurs n’étant plus commercialisés, il fallut les retrouver (d’occasion)… et les restaurer ! Les néons de Dan Flavin (ill. 5) font quant à eux l’objet d’un commerce parallèle, une maintenance sévère aux mains de sa compagnie, livrant les néons idoines pour remplacer les éléments endommagés ou en panne. À l’inverse, Bruce Naumann autorise les quelques discrètes variations de diamètre de néon entre les normes européennes et américaines. Mais ce ne sont que des éléments d’installation. Tout est encore question d’interprétation du sens de l’œuvre et de l’intention de l’artiste. Un vrai casse-tête au décès des artistes qui n’ont laissé que de trop vagues instructions. À l’inverse, Louise Nevelson a signé un contrat post mortem exigeant que ses sculptures soient repeintes tous les dix ans. De Duchamp qui, dit-on, répondit par un laconique et radieux « Enfin ! » à l’annonce de la dégradation sévère de son Grand Verre maintenu étoilé, à François Morellet réclamant pour lui et quelques autres : « Repeignez-nous, vous nous ferez plaisir et c’est si facile à faire… », aux notoires controverses consécutives aux restaurations des œuvres de Beuys (ill. 3, 4), c’est finalement toujours au cas par cas que se résolvent les problèmes soulevés par la préservation et la conservation des œuvres contemporaines. Reste encore à fédérer informations, documentations et prospection. Un énorme chantier dont les premiers frémissements s’annoncent.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°570 du 1 juin 2005, avec le titre suivant : Restauration d’art contemporain

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