Quinet sur la French Line

Par Gilles de Bure · L'ŒIL

Le 1 septembre 2000 - 1474 mots

Avec Adnet, Arbus, Old ou Leleu, Jacques Quinet appartient à ce « néoclassicisme modernisé et dépouillé » de la France des années 50. Grâce à une double exposition à la Biennale des Antiquaires et dans sa galerie de la rue Bonaparte, le marchand Olivier Watelet rappelle le goût de la rigueur et la science de l’équilibre de ce concepteur de meubles aux lignes épurées.

En 1964, s’élance sur les flots le tout nouveau paquebot France, dernier-né de la Compagnie générale transatlantique, orgueil de la French Line, conçu pour emporter 2 000 passagers et dont la mission performante était de relier Le Havre à New York en tout juste cinq jours, et sans rencontrer le moindre iceberg. Pour accomplir ce grand œuvre, les chantiers navals de Penhoët avaient tout mis en œuvre et rivalisé d’énergie, de science et de technique. Et pour parachever le tout ils avaient fait appel aux plus grands décorateurs du temps. Mais là-bas, à l’extrémité bâbord ou tribord du pont, qui s’en souvient encore, se dressait le parc-chenil extérieur. Une forêt miniature de becs de gaz parisiens, de bornes kilométriques et de bouches d’incendie new-yorkaises, imaginée ainsi pour ne pas dépayser les chiens lors de leur promenade digestive... L’auteur de cette délicate attention ? Jacques Quinet, décorateur de renom et grand spécialiste des palaces flottants. Quinet auquel on doit également l’escalier intérieur monumental du France, surnommé « la grande descente » et la somptueuse piscine décorée en son fond d’une mosaïque de Bazaine intitulée La Vague.

Embarqué pour un long voyage en mer
C’est en 1951 que Jacques Quinet s’immerge pour la première fois dans l’univers maritime. Pierre Sartre, directeur des Messageries maritimes, lui confie la décoration du paquebot La Bourdonnais, destiné au service de l’Océan indien. D’emblée, Quinet invente un style moderne et luxueux, d’une grande simplicité formelle et d’une logique constructive sans faille. La Bourdonnais fait date. Quinet explique y avoir mis en relief ce qu’il nomme « le style bateau » et affirme sa volonté de se dégager des conceptions obsolètes qui font d’un paquebot un palace flottant. En un quart de siècle, il réalise la décoration d’une trentaine de bâtiments de tous types, du paquebot au pétrolier, en passant par le cargo, le bananier ou encore le minéralier. Ce goût, cet amour, ce respect de la mer, sans doute Quinet les tenait-il de ses origines normandes. Bon sang ne sachant mentir, du drakkar des Vikings aux paquebots de ligne, il n’y avait qu’un pas qu’il franchissait allègrement. Né à Lisieux en 1918, il grandit à Caen et, après un long détour par Paris, revient en Normandie à l’âge de 45 ans où il s’édifia une maison, La Renardière, dont le toit de chaume très allongé et pentu, les murs de grosses pierres et l’immense baie vitrée ouvrant vers la mer, expriment bien sa vision du monde : l’accord harmonieux entre tradition et modernité. C’est en 1946 qu’il s’installe à Paris rue Fortuny dans un immense appartement dont il fera tout à la fois son habitation, son atelier et son show-room. Au cœur du 17e arrondissement, dans une espèce de « quartier perdu » à la Modiano et où rien ne viendrait troubler sa quiétude. On reçoit beaucoup rue Fortuny, d’une façon professionnelle et mondaine. On y est proche également de la Madeleine, port d’attache de deux clients essentiels de Quinet, les Messageries maritimes dont le siège est boulevard de la Madeleine, et la Compagnie générale transatlantique qui abrite le sien boulevard Malesherbes.
Bourgeoisement installé, Quinet ne snobait pas pour autant les quartiers populaires. Des années durant, il arpenta les passages et les courées du Faubourg Saint-Antoine, visitant ferronniers et staffeurs, miroitiers et doreurs, tapissiers et menuisiers. Parmi eux, un ébéniste d’art qui deviendra son maître virtuel, François Sebesta, installé rue Daval devenue aujourd’hui l’un des hauts lieux des musiques technologiques. Ces visites répétées et démarrées dès le début des années 30 vont être déterminantes dans l’élaboration du style Quinet. « Dès l’Exposition de 1937, s’ébauche un style plein de fantaisie et de panache qui échappe délibérément à l’Art Déco et au Modernisme pour se préciser au début des années 50. Les années de guerre et de pénurie confirment un mouvement de retour à la tradition classique et au beau métier », déclare le galeriste Olivier Watelet auquel on doit la redécouverte de Quinet grâce à une exposition organisée en 1990 et qui récidive dix ans plus tard.

Des Messageries maritimes aux bonbons Kréma
Les bateaux ne sont pas les seuls territoires d’expression de Quinet. Dès 1943, la société des bonbons Kréma lui passe commande. Il multipliera les collaborations avec des entreprises tant privées que publiques. Ainsi, parmi ses clients, on retrouve Aquitaine-Chimie, les Rizeries indochinoises, la Société des Eaux d’Évian, Vallourec, les Potasses d’Alsace, Lesieur, et encore le Commissariat à l’Énergie atomique, l’Organisation européenne de Coopération économique, l’Office national industriel de l’Azote, la Chambre de Commerce de La Rochelle, les Villes de Martigues et de Porto-Vecchio, le Centre administratif de Strasbourg, sans oublier l’église Saint-Joseph du Havre, l’église réformée d’Évian et l’église Saint-Jacques d’Amiens... De Quinet, on peut dire qu’il fut un décorateur et un architecte d’intérieur très institutionnel, tant il multiplia ce type de collaborations. Il eut peu de clients privés, mais les ensembles mobiliers qu’il réalisa pour eux sont ceux qui le font véritablement passer à l’histoire. Parmi ces réalisations, la plus marquante demeure l’appartement, à Neuilly, de Niels Onstad, richissime armateur suédois, collectionneur d’art contemporain. Là, cuir, laque, bronze, simplicité et raffinement se combinent pour exprimer en majesté le génie propre à Quinet qui conçoit son métier comme une ascèse et qui déclare au Figaro en 1966 : « Pour moi, être moderne, c’est avant tout être classique. Créer dans l’esprit de son temps, mais en évitant de tomber dans certains excès qui vont jusqu’à caréner de métal ou de plastique nos chaises et nos fauteuils. » Quinet aime l’art. L’art français, celui qui s’inscrit dans la continuité. Il collectionne les artistes de l’École de Paris, dépositaires de valeurs qui sont les siennes : Bazaine, Beaudin, Akopian, Adam-Tessier, Cardenas, Ubac qu’il appellera souvent à ses côtés au fil de ses différentes commandes. Ceux-ci portent d’ailleurs un regard aigu sur les créations de Quinet. Dans le catalogue de l’exposition de 1990, Jean Bazaine écrit : « Je n’ai nulle qualité pour parler de meubles, mais tout au long de ces années, j’ai pu suivre l’évolution de Jacques vers une épuration, un allégement de sa forme, vers une rigueur sans sécheresse, enfin vers cette vertu morale du meuble qui ne s’apprend ni s’explique et que l’on nomme l’élégance. » Dans son ouvrage consacré à Quinet, Guitemie Maldonado convoque Gaston Diehl pour mieux encore enfoncer le clou. En 1946, dans Art et Décoration, le critique écrit à propos du Salon des Artistes Décorateurs : « On les sent partagés entre deux sollicitations extrêmes : ou continuer, pour une clientèle sélectionnée et pour l’étranger, la tradition de la pièce unique, du meuble de grand luxe, ou satisfaire aux besoins combien pressants du plus grand nombre et établir des prototypes de mobilier de série. »

À la vitesse du Mystère et du Mistral
Quinet tente pourtant des éditions en série, mais là n’est pas son territoire. Il affirme d’ailleurs lui-même : « Le concepteur de meubles doit d’abord posséder une parfaite connaissance de l’ébénisterie. Le meuble demande, aujourd’hui, une consécration absolue de soi-même à ses recherches. Fort de sa connaissance de l’ébénisterie, l’architecte d’intérieur-maître ébéniste, en rapport constant avec son époque, se doit de lui créer son cadre, de tendre vers une élévation de pensée toujours plus grande, une vision des choses toujours plus nette, afin d’être réceptif et l’interprète qu’on est en droit d’exiger. » Tout est dit. La modernité, le contemporain, Jacques Quinet ira les chercher et les trouver ailleurs. Chez Air France, tout d’abord, pour laquelle il réaménage la Caravelle en un salon fumoir où « l’on passe juste le temps de fumer quelques cigarettes ». Quinet collectionne les automobiles et c’est un fou de vitesse. L’aéronautique, après les bateaux, va le combler. Pour Marcel Dassault, il conçoit l’esthétique et l’aménagement des avions d’affaires Mystère 10, Mystère 20, Falcon, Mystère 30 et Mercure. Puis viendra le temps des transports ferroviaires avec la voiture-bar du Mistral et différentes voitures du Corail ; et surtout, la création, pour les Chemins de Fer égyptiens, d’un turbotrain dont il va concevoir les formes extérieures aérodynamiques et l’aménagement intérieur. Moyens de transport, édifices publics et cultuels, sièges sociaux, bureaux, résidences, Quinet aura tout exploré, tout expérimenté. Mais ce sont véritablement ses meubles qui soulignent son passage. Des ensembles marqués d’influences croisées et témoignant de sa recherche de l’épure, de l’harmonie, d’une certaine légèreté. En presque un demi siècle de pratique, Jacques Quinet n’a cessé d’affirmer son goût de la rigueur, son sens de la matière, sa maîtrise de la tension, sa science de l’équilibre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°519 du 1 septembre 2000, avec le titre suivant : Quinet sur la French Line

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