Poèmes de verre d’Emile Gallé

L'ŒIL

Le 1 mai 2004 - 1471 mots

À l’occasion du centenaire de la mort d’Émile Gallé (1846-1904), les œuvres de cette importante personnalité de l’Art nouveau sont exposées à Nancy et en Suisse. Le rôle de la série, élément de compréhension essentiel de son œuvre, est présenté autour de chefs-d’œuvre de l’artiste et de pièces inédites, certaines exposées pour la première fois en France.

« Dans ma production à bon marché, j’ai évité le faux, le biscornu, le fragile. J’ai employé des colorations solides. Des créations incessantes ont influencé le goût du public […]. J’ai ouvert à la cristallerie et préparé, quelquefois à mon détriment, des voies fructueuses à des usines pour la très grande production. Des imitations du “genre Gallé” ont été faites. J’en suis heureux. Puisse la modération, la sobriété et le bon goût présider toujours aux emplois qui se font de mes infimes trouvailles ! » (Émile Gallé, Écrits pour l’art.) En 1889 dans les écrits qu’il fournit aux membres du jury afin de rendre compte de ses recherches artistiques, Émile Gallé perçoit bien les risques d’une production industrielle adaptant et déclinant en nombre ses inventions techniques. Ses recherches artistiques ont servi de référence, et s’il les évoque ce n’est pas tant pour s’en féliciter ou s’en réjouir que pour rappeler sa position d’initiateur. D’une grande richesse, ses écrits sont autant d’étapes dans la reconnaissance de ses inventions techniques, autant de volontés d’affirmer l’originalité de ses recherches et la dimension sociale de ses applications industrielles. De nombreux témoignages nous sont parvenus sur sa production de verre, de céramique et de mobilier, ses correspondances ont révélé ses engagements d’homme et de citoyen, ses aspirations d’artiste industriel et de chef d’entreprise. La réalité de sa production verrière et de son processus de création n’en demeure pas moins extrêmement difficile à cerner, entre pièces uniques et pièces de série dite « riche », « semi-riche » ou « ordinaire », en raison de la disparition même des archives commerciales de l’usine de Nancy. Le sujet est complexe, comme l’est la personnalité d’Émile Gallé. Contradictoire par certains aspects, comme le sont ses ambitions de vulgarisateur de l’art. Questions et hypothèses se multiplient dès lors qu’il s’agit de dater et de situer ses œuvres de verre dans une production diversifiée en nombre et en qualité d’exécution. Que recouvre dans ce contexte la notion de série ? Une pièce d’exception est-elle nécessairement une pièce unique ? Une pièce de série relève-t-elle de la seule production courante ? Il revient à Émile Gallé d’avoir su parfaitement entretenir le doute et la confusion.
Bien qu’il ne réalise pas lui-même, Émile Gallé maîtrise parfaitement les techniques du verre. Ses inventions sont nombreuses : des inclusions d’oxydes ou de paillons métalliques au malaxage et au « marbrage » des compositions, des verres doublés ou triplés gravés à la roue ou en intaille jusqu’aux procédés de « patine » et de « marqueterie de verre ». Initiées et développées dans ses pièces d’exception, elles servent de référence au développement des séries dites « riches » ou « semi-riches », selon le degré de sophistication de l’exécution. Et c’est probablement là l’une des originalités du créateur : inventer dans le domaine des techniques, susciter de nouvelles correspondances, donner naissance à des thèmes qui pourront être exploités dans les pièces de série afin de rentabiliser les frais de production, amortir les coûts engagés dans les pièces exceptionnelles et maintenir l’originalité artistique des modèles. Chaque nouvelle série bénéficie des nouveautés d’une couleur, d’une technique ou d’un thème exploité avec des différences voulues de qualité et d’interprétation. Toutes nécessitent un haut niveau de savoir-faire technique, extrêmement coûteux, qui détermine la qualité de la série, « riche » ou « semi-riche » (vase La Soldanelle des Alpes, 1889-1892, ill. 5, 9 ; vase Fourcaud, ill. 10 et vase Le Lys, 1904).

Copie non conforme
La notion de série dans l’œuvre d’Émile Gallé n’implique donc pas la reproduction à l’identique d’un modèle en plusieurs exemplaires. Des variations de taille et de décors peuvent exister au sein d’un même modèle. En témoignent les très belles coupes Libellules de 1904 (ill. 8), inquiétantes évocations d’un milieu naturel aquatique, aujourd’hui connues en une douzaine d’exemplaires mais dont le nombre reste incertain. Une série n’exige pas une similitude de forme, ni même une équivalence de qualité. L’emploi de composants précieux (inclusions de feuilles d’or ou d’argent), de verres doublés ou triplés gravés à la roue, la part de liberté laissée au graveur sont autant de signes distinctifs. Rien de comparable donc, avec l’image que l’on a aujourd’hui des séries industrielles, gravées à l’acide, développées en nombre après la mort de l’artiste par les « établissements Gallé », entre 1905 et 1931. Sont, de ce point de vue, éloquentes les réticences du créateur à l’égard de la gravure à l’acide qu’il jugeait peu adaptée à la mise en valeur de sa matière : « Assurément, si l’acide avait pu m’éviter des lenteurs inutiles en découpant des motifs à isoler […], je n’eusse pas hésité à accepter ce service […]. Mais mon travail porte sur des matériaux altérés, feuilletés de couches superposées […] inconnus de l’ouvrier avant la pénétration de l’outil ; on conçoit donc que la moindre morsure d’un agent aveugle pourrait tout gâter. »
Une série se construit autour d’un thème et des effets de matière qu’il suscite, dans un laps de temps précis ou sur une longue période, comme ces évocations de La Soude (ill. 6) renouvelant entre 1901 et 1903 le thème des larmes de verre ou ces Vols d’éphémères (ill. 13, 14, 16) élaborés à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889 et repris quatorze ans plus tard en 1903 pour célébrer le mariage du magistrat Henry Hirsch. Autant de répétitions jamais strictement identiques qui renvoient à une certaine notion de la série qui n’est pas la série industrielle, comme ne le sont pas davantage les modèles dont les formes ont été préservées sur plusieurs décennies et dont les décors ont évolué au rythme des inventions techniques de l’artiste (vase Canthare Prouvé, 1896, ill. 11 ; vase L’Herbier maritime, 1904, ill. 1). On comprend dans ce contexte les problèmes de datation posés par une pièce qui n’est pas associée à une documentation ou un événement historique précis. La notion de série telle que la conçoit Émile Gallé ne répond pas aux seules exigences commerciales du marché, elle est un acte de création à part entière, une variation autour d’un thème, d’une matière, d’un motif comme le sont en peinture les séries élaborées par Claude Monet autour des Meules de foin ou des Cathédrales de Rouen (1891-1892).
Rendre compte de cette complexité, tel est l’enjeu de l’exposition du musée de l’École de Nancy. Complexité de l’œuvre mais aussi de la définition même du concept de série qui ne relève pas seulement d’une pratique industrielle mais qui est au cœur de la démarche artistique du créateur. Une centaine d’œuvres issues de collections publiques et privées, françaises et européennes, pour certaines présentées pour la première fois en France, associées à des dessins, croquis et modèles préparatoires, apporte un éclairage inédit sur le sens et le rôle de la série dans l’œuvre d’Émile Gallé. Des exemples judicieusement choisis, principalement axés sur une confrontation entre des pièces d’exception dites « uniques » et des pièces de série « riche » ou « semi-riche », permettent un véritable apprentissage du regard.

Émile Gallé et le verre, la collection du musée de l’École de Nancy

À l’occasion du centenaire de la mort d’Émile Gallé, le musée de l’École de Nancy publie le catalogue complet de ses œuvres de verre, soit plus de quatre cents pièces illustrées et présentées de manière exhaustive dans une publication de référence accompagnée de textes historiques et techniques de Valérie Thomas et de Jean-Luc Olivié. La collection est d’importance par son histoire même ainsi que par la qualité et la diversité des œuvres présentées. Principalement constituée dès 1894, du vivant de Gallé, par de nombreux achats à l’artiste, complétée en 1935 par la donation d’Eugène Corbin, collectionneur et principal mécène de l’école de Nancy, puis par l’acquisition en 1955 de la collection d’Henry Hirsch, magistrat et ami d’Émile Gallé, elle est particulièrement représentative de l’évolution technique et stylistique du créateur et de sa marque entre 1867 et 1925. Présenté pour la première fois dans sa totalité, des pièces exceptionnelles aux pièces de série riche et courante, organisé en quatre parties autour des services de verre, des objets d’art, des luminaires et des pièces d’études, l’ensemble publié permet un regard à la fois exhaustif et critique sur la construction d’une collection historique mais aussi sur la réalité d’une production marquée par le génie créateur d’un homme et les contraintes économiques d’une industrie d’art. Associé à des notices techniques précises, cet ouvrage se veut un outil de recherche et de travail, une nouvelle étape dans l’étude et la compréhension d’une œuvre complexe.

L'exposition

« Verreries d’Émile Gallé : de l’œuvre unique à la série » se déroule du 12 mai au 15 août, du mercredi au dimanche de 10 h 30 à 18 h, fermé le 1er mai. Tarifs : plein 4,57 euros ; réduit, 2,29 euros ; gratuit pour les moins de 12 ans. NANCY (54), musée de l’École de Nancy, 36-38 rue du sergent Blandan, tél. 03 83 40 14 86, www.ecole-de-nancy.com. L’exposition aura lieu ensuite à la fondation Neumann en Suisse du 2 septembre au 12 décembre (tél. 41 22 369 36 53, www.fondation-neumann.ch).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°558 du 1 mai 2004, avec le titre suivant : Poèmes de verre d’Emile Gallé

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