Pierre Huyghe

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 novembre 1998 - 1382 mots

Comme Pierre Joseph (L'Œil n°493), Pierre Huyghe travaille sur l'image, sur la place du spectateur qui peut devenir acteur, enquêteur ou co-scénariste d'une œuvre oscillant entre réalité et fiction. À voir ce mois-ci au Centre Georges Pompidou dans le cadre de l'exposition consacrée au Consortium, le très dynamique centre d'art dijonnais, et au Musée d'Art moderne de la Ville de Paris.

Fixer en la photographiant l'image d'une situation urbaine et la replacer dans son contexte sur un grand panneau d'affichage, faire rejouer à des acteurs certaines scènes de films sur les lieux mêmes où ils les ont tournées jadis, reconstituer l’espace narratif virtuel existant entre deux plans séquences d’un film et l’inscrire dans cet entre-deux. L’art de Pierre Huyghe procède d’une démarche singulière. Dans un paysage artistique envahi par l’image photographique et par toutes sortes de projections filmées qui s’attachent plus à la structure qu’au sens, celui-ci s’inquiète tant de la réalité que de sa représentation, tant des effets de mémoire collective que du potentiel imaginatif de chacun. Pas plus photographe que cinéaste, vidéaste ou sculpteur, Pierre Huyghe développe un travail sur et avec l’image, qui prend forme dans la mise en œuvre de différents dispositifs plastiques mettant en jeu, tant des questions d’écriture et de langage, qu’une réflexion quelque peu inattendue sur la notion de temps libre. « Toutes les pièces que j’ai réalisées au cours de ces dernières années, dit-il, mettent en évidence quelque chose qui se passe dans ce rapport entre temps libre et travail. Ce que je cherche à filmer aujourd’hui, ce sont des gens qui travaillent sur le terrain d’une économie du divertissement, qui en sont acteurs au sens premier du mot. Je ne le fais pas pour produire un nouveau spectacle, mais pour mixer ces deux dimensions du temps libre et du travail, et faire qu’elles se superposent » La démarche de Pierre Huyghe repose sur des jeux de confrontation dans lesquels il entraîne le spectateur. Selon la manière dont il organise la mise en espace de ses images, cette implication est plus ou moins directe. Dans tous les cas, elle convoque celui qui regarde à l’expérience d’une interprétation en spectateur, suscitant – voire en excitant – son sens critique. Prenons l’exemple de Dubbing, un film de 1996, d’une durée de cent-vingt minutes, mettant en scène une séance d’enregistrement de doublage, comme cela se pratique au cinéma. Le spectateur entrait dans la salle où ce film était projeté en y pénétrant par les côtés, soit par la gauche, soit par la droite, de manière à être face aux gens qui le regardaient, comme s’il était entré par derrière l’image ; il lui fallait alors se retourner pour le découvrir à son tour. Qu’y voyait-il ? Un autre groupe très resserré de personnes, assises les unes à côté des autres, qui étaient en train de rejouer un scénario dont le texte défilait en bas de l’écran. Des comédiens professionnels ? Rien ne permettait de l’affirmer. Pas plus que l’on ne pouvait repérer de quel film il s’agissait, sinon que c’était à l’évidence un film-catastrophe ou un film d’horreur au simple vu du jeu et des expressions des acteurs.

Les situations ambiguës du spectateur
Pierre Huyghe se plaît à placer ainsi le spectateur dans des situations ambiguës où tout est subverti, l’espace, le temps, le langage. Il y emploie toutes les figures rhétoriques et stylistiques possibles : inversion, syncope, anacoluthe, ellipse et autres savantes manipulations syntaxiques, témoignant d’une étonnante invention dans l’art du démontage et du remontage. Dans ce contexte, Huyghe propose au regardeur – dont il parle en le désignant tant du mot de « visiteur » que de celui d’« enquêteur » de nombreux indices dont ce dernier ne pourra déduire aucune espèce de certitudes, mais qu’il voudra irrésistiblement expérimenter afin de constituer sa propre interprétation des faits devant lesquels l’artiste l’a placé. S’en suivent alors une succession d’événements imprévisibles, d’enchaînements incontrôlés et de réactions inédites. Et ce qui intéresse l’artiste dans la mise en œuvre de tels dispositifs, c’est que le spectateur charge le travail de nouvelles potentialités.
Aussi, l’expérience aidant et les confrontations se multipliant, les œuvres de Pierre Huyghe connaissent-elles toutes sortes de variations et de versions. D’autant que leur réalisation appelle parfois des moyens techniques très élaborés dont l’artiste ne dispose pas toujours au début, ou dont il ignore même l’existence. La nature de son travail est de composer avec cet état de fait et Pierre Huyghe ne s’en prive pas. À cet égard, Sleeptalking de 1998 est une pièce tout à fait exemplaire. Désireux de reprendre à son compte le fameux film du dormeur de Andy Warhol, Huyghe s’est tout d’abord appliqué à retrouver les traces de John Giorno, le comédien créateur du rôle. Quand il l’a rencontré, il l’a tout d’abord interviewé, l’interrogeant notamment sur les conditions de tournage du film tel que celui-ci en avait gardé le souvenir. La première version de la pièce de Huyghe ne comprenait que la diffusion de cette bande-son et la projection totalement silencieuse du film de Warhol, le spectateur passant d’une salle à l’autre et se laissant envahir tantôt par les mots, tantôt par l’image. Par la suite, Pierre Huyghe a conçu une autre version de cette pièce. Il a proposé à Giorno de rejouer la scène – ce que ce dernier a accepté – mais sur un temps beaucoup plus court, et il a monté ce remake en boucle, en fondu enchaîné avec un extrait du film de Warhol jouant sur l’imperceptible transformation du personnage. Le résultat est terriblement troublant et, une nouvelle fois, Huyghe crée là une situation extrêmement tendue qui ne manque pas de nous interpeller par ce décalage que produit une telle mise en abyme.
 
L’œuvre comme déclencheur
Sans cesse à la recherche de nouvelles potentialités, Pierre Huyghe parle volontiers de l’œuvre comme d’un déclencheur, une sorte de plate-forme de possibles susceptible de générer de nouveaux types d’images. Pour lui, l’œuvre ne se donne pas à voir et elle n’impose aucun modèle autonome parce qu’il y a fondamentalement en elle une grande fragilité. Une fragilité identique à celle que l’on trouve chez un artiste comme Marcel Broodthaers. Du moins est-ce là l’exemple que donne Huyghe, nous renvoyant au Département des Aigles, section cinéma, et à ce paysage de figures suggéré par l’artiste belge et qui opère comme un ensemble d’indices destiné à « mentionner que ce qui compte, ce n’est pas chaque figure prise individuellement mais les figures considérées dans leur ensemble ». Cette idée trouve peut-être son application, tout à la fois la plus ambitieuse et la plus spectaculaire, dans le projet de télévision locale, intitulé Mobile Télévision, que Pierre Huyghe a commencé à développer en 1996 au Nouveau Musée à Villeurbanne et poursuivi au Consortium à Dijon. Il s’agit de la mise en place d’un véritable réseau de télévision avec un plateau ouvert à tous les gens de la ville où il s’installe. Ce qui importe c’est cette dimension locale, afin qu’il y ait un retour de la part du spectateur plus à même de s’intégrer au dispositif au sein du territoire qui est le sien.

Entre réalité et fiction
Ce faisant, l’objectif de Pierre Huyghe est notamment de mettre en valeur que le temps de la télévision procède du même modèle que le temps de production, donc pleinement du temps de travail, et de trouver un mode d’écriture interactif. « Ce n’est pas une télévision qui a pour seul but d’émettre, explique-t-il, mais elle se doit d’être un lieu de circulation, donc mobile et dynamique. » En fait, l’espace de travail de Pierre Huyghe est celui du statut du regardeur. De sa position par rapport à l’œuvre. Est-il un spectateur ? Un acteur ? Un co-scénariste ? Un enquêteur ? Un simple récepteur ou aussi un émetteur ? Pour lui, le travail relève d’une sorte d’interface active, et tous les dispositifs qu’il imagine participent d’une intention : faire en sorte que le spectateur soit avec l’image, voire dans l’image ; qu’il y entre, physiquement, mentalement, et s’invente ainsi la sienne propre. La démarche de Pierre Huyghe se situe à la croisée entre quelque chose qui est de l’ordre de la structure et quelque chose qui est de l’ordre du sens, dans un entre-deux qui aspire à établir les termes d’une synchronisation. Entre réalité et fiction.

Paris, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 30 octobre-10 janvier et Centre Georges Pompidou, 4 novembre-14 décembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°501 du 1 novembre 1998, avec le titre suivant : Pierre Huyghe

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