Pierre Bismuth

L'ŒIL

Le 1 mai 1999 - 1644 mots

Au contraire d’autres démarches artistiques contemporaines, généralement orientées vers l’intime, le travail de Pierre Bismuth se caractérise par un certain retrait, par un refus de la subjectivité de l’auteur. Ses vidéos sont actuellement visibles à Eindhoven au Van Abbe Museum. Quant à sa dernière installation évoquant les problèmes de la transmission et de la représentation, elle sera exposée à partir du 1er juin à la galerie Yvon Lambert à Paris.

L’effacement de l’artiste, fondamental pour Pierre Bismuth, était particulièrement manifeste dans The Party, une installation présentée l’an dernier à la galerie Yvon Lambert et conçue à partir du film de Blake Edwards. Celui-ci, lors de la projection, se trouvait dépourvu de sa bande-son alors que s’inscrivait, à côté, le texte réalisé par une dactylographe consignant par écrit ce qu’elle saisissait des dialogues et des bruits. « Ce qui m’intéressait là, c’est que ce commentaire a la même valeur que le film. N’importe qui, à partir du moment où il décrit ce qu’il perçoit, produit une information qui fait autant autorité que le film lui-même. C’est pour moi une manière d’interroger la valeur que l’on porte à ces choses soi-disant construites, à l’art notamment. Je cherchais à donner de l’autorité à un acte qui  a priori n’en a pas et en faire perdre à une chose qui généralement en a. »

Interrogation sur la transmission
Cette interrogation sur la transmission, sur ce qui fait autorité dans une œuvre ou un discours, apparaît chez Pierre Bismuth en 1992, période où il s’interroge sur la question de l’identité. Il vient alors de déménager à Bruxelles après une formation de communication visuelle aux Arts décoratifs de Paris. En 1994, une exposition de groupe au Witte de With de Rotterdam révèle son travail. Sa production alors s’accélère : Blue Monk in progress (1995), un piano « Yamaha Disklavier » assisté par ordinateur reproduit les modulations du jeu de l’artiste se remémorant un morceau complexe de Thelonious Monk ; Humming (1995-1997), un enregistrement sonore d’une conversation téléphonique d’où sont éliminées toutes les phrases pour ne laisser subsister que les expressions sonores non verbales. Il est ensuite remarqué sur la scène anglaise en 1996 avec sa première exposition personnelle à la Lisson Gallery qui le conduit à s’établir à Londres, lieu plus ouvert à son activité. Pierre Bismuth devient alors narrateur, mais un narrateur dans une situation impossible : être là, absent et présent, oscillant sans cesse entre deux vérités aléatoires, celle du récit et celle d’une situation mise en place pour le spectateur. Dès lors, nos aptitudes à comprendre et communiquer constituent quelques-unes de ses préoccupations majeures.
« Je réalise de plus en plus qu’une des questions qui m’intéressent est celle de la légitimité de ce que l’on produit. Comme je suis dans le domaine de l’art, fatalement cette question renvoie à la légitimité de certaines œuvres. Ainsi, je préfère toujours les travaux “un peu limites”, c’est-à-dire ceux dont on pourrait facilement se dire qu’ils n’ont rien d’artistique, ou même où il n’y a rien du tout. Que certaines œuvres aient cette qualité ambiguë n’est pas le fruit du hasard. C’est une des responsabilités de l’artiste de tout faire pour que l’œuvre existe, tout en indiquant avec quelle facilité elle pourrait disparaître. » Un idéal traverse donc le travail de Pierre Bismuth, un idéal séduisant mais aussi périlleux. Pourtant il ne cherche à convertir personne, tout simplement parce qu’il ne se reconnaît aucun droit sur le spectateur. Un idéal qui paraîtrait dangereux s’il ne laissait de côté tout ce sérieux et cette solennité qui règnent dans le geste, le verbe, le ton et la morale de beaucoup d’œuvres d’art contemporaines.

Des relations au monde inédites
Aucune fascination chez lui pour le spectaculaire et le pathos, même s’il utilise fréquemment la vidéo et le cinéma dans ses dispositifs. Plus simplement, ces médiums lui servent de support pour des relations au monde inédites, au même titre que le langage, omniprésent dans ses pièces. À partir de ces diverses techniques, il examine la réalité. Si l’on tient à parler de communication lorsque l’on évoque son travail, il faudrait indiquer qu’elle repose sur une conception de l’information sans référence logique. C’est dans les silences, les sons (la radio, les bandes-sons des films), dans nos pratiques quotidiennes (la lecture dans un café), dans cet ensemble de choses ténues, qui généralement ne communiquent pas et que jamais nous ne prenons véritablement en compte, que Pierre Bismuth trouve justement matière à communiquer. Ainsi, What (1994), Beyond (1994), What Beyond (1995) réunies dans une même vidéo présentent un système offrant des listes de mots. Le choix affectif de l’un de ceux-ci par un acteur l’entraîne dans une autre série de termes qui eux-mêmes ouvrent sur d’autres « synonymes ».
Chez Pierre Bismuth, arbitraire et quotidien ne font qu’un et pointent les lois et les codes de notre culture. Il s’affirme comme un artiste de la transmission tout en refusant toute thématique dans ses œuvres. Or, transmettre, c’est aussi libérer nos réactions et nos pulsions personnelles grâce à une présentation du réel permettant à la fois l’appropriation et l’expérimentation. « J’ai peut-être hérité de mon père car j’ai tendance à considérer l’art comme un terrain d’investigations. Ce serait finalement le seul terrain qui permettrait de faire de la recherche pure en ayant la liberté sublime de choisir son domaine, son objet d’étude et sa méthode de travail. La pièce sert à démontrer quelque chose même si l’éventail de ce qu’il est possible d’y voir reste assez vaste. Je suis dans la position d’un spectateur et non d’un producteur, spectateur un peu plus au courant car j’ai l’outil avec moi et la responsabilité de faire connaître la méthode. Je ne cherche pas spécialement à m’effacer dans mes pièces et ne crois pas être absent de mon travail... Mais je n’ai peut-être pas compris ce que l’on attend généralement d’un artiste. » Pas étonnant, dès lors, que ces préoccupations passent par un retrait de la signature. De l’homme on ne sait rien ou si peu. Seules importent les œuvres, leurs règles, leurs incidences sur notre perception de l’universel et du singulier. Sa dernière réalisation, actuellement chez Yvon Lambert, est à ce sujet exemplaire d’une stratégie artistique faite de protocoles complexes. Elle est constituée de cinq films très courts projetés en boucle sur les murs de la galerie. Ces petites séquences sont des scènes de rue a priori banales. Au sein de la circulation désordonnée et incohérente des passants, Pierre Bismuth a organisé une série d’actions arbitraires avec des comédiens qui, de prise en prise, répètent très précisément les mêmes gestes communs. Le centre de l’image est laissé libre pour que les badauds, avec leurs attitudes, deviennent le sujet extraordinaire des séquences. La répétition du travail des acteurs dans les séquences, elles-mêmes mises en boucle, perturbe le regard. En injectant une règle (le jeu des comédiens) dans de l’aléatoire (les passages), Pierre Bismuth inverse ce qui paraît ordonné et ce qui semble désordonné. L’événement, ce n’est plus le jeu des comédiens, mais bien la banalité de la rue qui soudain devient anormale.

Questions d’ordre et de désordre
« Je crois que la pièce tourne autour des questions d’ordre et de désordre ; autour de ce qui rend une chose lisible ou illisible. Ce qui m’amusait ici, c’était l’idée que j’allais créer une action qui serait toujours moins intéressante ou moins riche que ce qui se passe de manière accidentelle. Ma mise en scène n’est finalement qu’une manière d’encadrer une partie de la réalité. Les séquences sont très courtes : 25 secondes et les deux ou trois premières fois où tu vois ces séquences, tu ne repères pas ce jeu. Il faut attendre que les choses acquièrent une qualité. Au départ, on n’a pas les moyens de comprendre la logique qui structure cette pièce. Seule la répétition d’une même séquence permet de distinguer combien ce qui semblait chaotique et désordonné devient, au fur et à mesure des passages, lisible et cohérent. » Dans cette pièce, la rue est par excellence un terrain de rencontres, de croisements et de parcours, dont Pierre Bismuth déjoue notre lecture conventionnelle. En programmant des faits discrets, spécifiques, il indique à notre regard une série d’expériences que la disponibilité et l’attention seules n’auraient pas suffit à isoler. Cette recherche du singulier dans le banal contraint alors le spectateur à reconstruire son propre territoire, un territoire avant tout imaginaire. Tout et rien orientent le regard. Toutes les actions possèdent un fort potentiel d’événements : les comédiens, les passants, mais aussi les silences et les accidents lumineux. Aucune appropriation esthétique du réel. L’image présente juste des formes multiples et contradictoires qui ensemble cheminent vers la parole. Or, pour Pierre Bismuth, l’imaginaire, notre imaginaire, loin d’être une totalité cohérente, englobe une galaxie de figures hétérogènes en fuite perpétuelle. Ses œuvres ne cherchent pas à en dresser l’inventaire, ni même à en esquisser une typologie. L’essentiel est d’accentuer cette fuite. La représentation est avant tout un outil d’analyse circulant entre notre imaginaire individuel (le rêve), notre imaginaire collectif (les mythes), et la « fictionalisation » dont le monde est l’objet.

Les incongruités magnifiques de nos vies
Rien ne préfigure l’imprévu et aucun sujet, aucun discours, aucune œuvre, ne peuvent résoudre les incongruités magnifiques de nos vies. Il ne peut donc y avoir de théorie de l’existence. On comprend mieux maintenant quel est cet idéal. C’est celui d’un homme qui s’est assigné avec rage la tâche ultime de produire simultanément de l’enchantement et de l’analyse. Pierre Bismuth ne cultive pas le « génie » désespéré et paradoxal que l’on rencontre chez certains créateurs. Chez lui, chaque phénomène reste aux limites de la détermination afin d’installer l’idée et la sensation dans l’incertitude de nos vies. Il cherche simplement à produire, au sein du silence ambiant, un léger chuchotement propre à métamorphoser le présent.

EINDHOVEN, Van Abbe Museum, jusqu’au 25 mai et PARIS, galerie Yvon Lambert, 1er juin-fin juillet.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°506 du 1 mai 1999, avec le titre suivant : Pierre Bismuth

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