Art moderne

Picabia polymorphe

Par Marcella Lista · L'ŒIL

Le 1 décembre 2002 - 1267 mots

PARIS

Le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris rend hommage à Francis Picabia (1879-1953). Peintre aux multiples facettes, il est pour nombre d’artistes une figure de référence. Avec plus de 200 œuvres, la rétrospective parisienne met en avant les différents aspects de sa création, de ses premières œuvres à la série de Nus des années 1940 en passant par les Mécanismes, son incontournable période Dada, la série des Monstres et des Transparences.

Né en 1879 dans une famille de la haute bourgeoisie éclairée, dans le 2e arrondissement de Paris, Picabia semble avoir été prédisposé à incarner la révolte nonchalante qui fut propre au dadaïsme parisien. Peintre à l’habileté précoce, il dut essentiellement son fulgurant succès de jeunesse au caractère impersonnel de son premier style. Vers 1905, ce futur provocateur obtenait tous les honneurs au Salon officiel, auquel il livrait, sur mesure, les grandes compositions de paysages agrémentées d’effets de plein air, qui avaient gagné le goût de la critique la plus conservatrice. Dès cette époque, cependant, la conscience d’une obsolescence de la pratique picturale, face à la concurrence directe de la photographie et de son mode de diffusion, annonçait le constat d’une crise de l’image peinte.

Très tôt, Picabia a peint d’après photographie. Cette pratique, déjà développée au XIXe siècle, prend chez lui la tournure d’un véritable défi lancé aux images mécaniques. A l’essor de la carte postale au tournant du siècle, image « de poche » accessible à tous, le peintre répond tout d’abord par une surenchère productive, qui ne dissimule pas ses visées commerciales. « Il faut en faire des tas », affirme-t-il, pour justifier la profusion de ses premiers paysages qui, de Sisley à Signac, déclinent les manières de l’Impressionnisme. C’est seulement entre 1909 et 1911 que s’amorce une quête plus personnelle, avec laquelle Picabia poussera la peinture dans ses derniers retranchements. Auprès de Gabrielle Buffet, épousée en 1909, il peint des paysages édéniques, des couples enlacés aux couleurs plates et fortes, tel Adam et Eve (1911), qui s’autorisent une facture lâche, propre à retourner la critique. Si les éclats chromatiques et les ruptures spatiales du Fauvisme servent alors d’échappatoire à une peinture par trop réaliste, Picabia ne tarde pas à absorber les recherches les plus radicales de l’époque. Cubisme et Futurisme, démarches picturales destructives avec lesquelles il se familiarise au contact du groupe de Puteaux, lui valent un changement déterminant. Le peintre brise alors l’image du réel comme sous l’effet d’un prisme et décompose sa palette en camaïeux profonds. A partir de 1912, l’expression du mouvement passe au premier plan. Le thème de la danse, lié à celui de l’énergie sexuelle, domine des compositions hermétiques au format paradoxalement démonstratif : des toiles telles que Tarentelle, ou Danses à la Source, de 1912, ouvrent la voie à l’aboutissement spectaculaire de Udnie (1913). A la manière de Frantisek Kupka dans Amorpha, Fugue à deux couleurs, premier tableau complètement abstrait exposé publiquement (au Salon d’Automne de 1912), Picabia comprime le mouvement, dans cette série d’œuvres, par un format carré. Mémoire et fantasme s’entremêlent ainsi en une réalité picturale unique, au dynamisme fortement condensé. Commentant le Salon de la « Section d’Or », qui réunit Picabia et un certain nombre des peintres de Puteaux en octobre 1912 à la galerie La Boétie, Apollinaire parle de « musique plastique » pour désigner l’autonomie achevée de la peinture face à l’image du réel.

Brouiller les pistes de l’art
La contribution de Picabia à l’histoire de l’abstraction est longtemps passée inaperçue, occultée par la période dite « mécanomorphe » de sa peinture, qui commence avec son premier voyage à New York en 1913, et le nihilisme anti-art de Dada qui s’en suivit. Ces deux aspects de son œuvre, abstraction puis mise en échec de la pratique picturale elle-même, sont pourtant les deux faces d’un même miroir : l’univers intérieur de l’artiste, porté par la puissance de l’imagination, est ici mis en balance avec les séductions inattendues d’un monde extérieur en phase accélérée de mécanisation. Si Picabia laisse momentanément de côté la photographie, c’est pour mieux mettre en scène les démêlés de la peinture avec les beautés plastiques de la machine, et ceux de l’artiste avec la production sérielle et anonyme de l’usine. Très rare tableau sur la terre (1915), Parade Amoureuse (1917) ironisent ainsi sur le déclin du « fait main », tant dans le domaine de l’art que dans les fonctions reproductrices sensées assurer la pérennité de toute société. Dans la revue d’Alfred Stieglitz, 291, puis dans sa propre revue, 391, Picabia publie des répliques de dessins industriels, montrant des pièces mécaniques qu’il affuble de noms humains. Au même moment, Marcel Duchamp tente de faire exposer son urinoir renversé au Salon des Indépendants de New York, sous le titre Fontaine. La boucle est bouclée. On pourrait parler de fin de l’art, s’il ne restait à transformer en pratique active cette mise à bas de tout un monde. C’est de l’intérieur que Picabia s’attache, dès son retour à Paris en 1919, à détruire les valeurs de l’art. Salons et galeries deviennent alors le théâtre d’un tapage bon enfant, où la posture extrême de la dérision généralisée le dispute au dandysme mondain, toujours disposé à « épater le bourgeois ».

Lorsque Picabia reprend ses pinceaux en 1921-22, c’est sous l’apparence d’une spéculation désenchantée et ludique, en jouant des effets de l’illusion à la manière d’un prestidigitateur de la fin des temps. En résonance avec les tendances néoclassiques de l’entre-deux-guerres, ses Espagnoles stylisées du début des années 20 semblent ainsi rabattre sur un même plan les mystérieuses effigies féminines d’Ingres et un folklore de carte postale. La série des grandes compositions en noir et blanc, dont participent La Nuit espagnole (1922) ou encore Le Dresseur d’animaux (1923), plongent l’esthétique plate de l’affiche dans les pièges optiques de l’image négative. Les figures en silhouette se figent en des poses théâtrales, comme pour mimer ce qui n’est plus qu’un souvenir de l’art, ou peut-être une parodie du geste artistique lui-même. L’usage d’une peinture ripolin aux couleurs criardes, la récupération d’une iconographie érotique bon marché issue des magazines, l’introduction décorative d’objets collés, développés par la suite, parviennent jusqu’à la désacralisation des procédés mêmes de l’avant-garde. Pour que vive Dada, c’est la mort de Dada que Picabia préconise. Comme sous l’effet d’un mouvement pendulaire, les Transparences des années 1927-30 réitèrent avec mélancolie l’invocation subliminale de la peinture du passé. Les derniers tableaux de Picabia, en revanche, apparaissent placés sous le signe d’une régression ostentatoire : avec leur haute pâte et leur symbolisme basique, ils achèvent de brouiller les pistes de l’art et de la croûte, de l’avant-garde et du kitsch. Aux prises avec la médiatisation massive de la culture visuelle de l’Occident, la peinture de Picabia, tout entière, s’est avancée masquée.

L’exposition
Organisée par le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, elle couvre pour la première fois toutes les périodes stylistiques de l’artiste, en accordant notamment une place inédite aux débuts impressionnistes, et à l’œuvre figurative des années 30 et 40, jusqu’ici décriée par les tenants de l’avant-garde. Les partis pris se démarquent ainsi de la dernière rétrospective parisienne consacrée à Picabia, présentée en 1976 au Grand Palais, qui attribuait un rôle prépondérant à la période Dada. Elle a bénéficié de prêts exceptionnels et du soutien des collectionneurs qui conservent aujourd’hui les fonds d’archives et de documents, permettant d’illustrer aussi l’activité littéraire et éditoriale de Picabia. « Francis Picabia, Singulier idéal », Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président Wilson, 75116 Paris, du 16 novembre 2002 au 16 mars 2003. Informations : tél. 01 53 67 40 00.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°542 du 1 décembre 2002, avec le titre suivant : Picabia polymorphe

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