Livre

Entre-nerfs

Petit traité de l’Art faber

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 1 septembre 2022 - 756 mots

Cet ouvrage collectif, qui vaut pour promotion, voire pour manifeste, célèbre les vertus politiques, esthétiques et économiques de l’« Art faber », un néologisme conçu pour désigner des œuvres figurant les réalités industrieuses et les mondes économiques. Singulier.

C’est une publication qui, délicatement éditée par Actes Sud, dépare dans le secteur de l’édition, obsédée par l’événement et tyrannisée par l’actualité. Loin des catalogues scientifiques, des amples monographies, des manuels vulgarisateurs et des récits autorisés, les auteurs renouent avec un genre oublié, négligé, celui du manifeste ou, selon une périphrase plus juste, celui du livre à idées et à thèse. À cet effet, l’ouvrage conjoint une dimension didactique, explicitant clairement les enjeux de l’Art faber, et une ambition politique, celle qui consiste à prendre place dans la cité, à bousculer les lieux communs et à plébisciter de nouveaux regards et de nouveaux égards envers des productions, sinon dédaignées, négligées. Pas d’incantation, ici, juste le souci d’élaborer une histoire et de défendre la valeur performative de l’art.

Mondes économiques

Le petit livre n’est pas rouge, mais bleu. Ses dimensions modestes (10 x 19 cm) sont conformes au genre du manifeste, qui appelle la poche et la compulsation aisée. Dirigée par Lourdes Arizpe et Jérôme Duval-Hamel, professeurs des universités et coprésidents du collectif de l’Art faber, la présente publication jouit d’une première de couverture extrêmement élégante déclinant verticalement, sur un fond bleu outremer, la locution dorée « Art faber » à six reprises, de sorte qu’elle semble peu à peu apparaître ou être progressivement façonnée. Cette composition graphique rend ainsi justice au sujet d’un livre dont la note d’intention figure sur la quatrième : « Henri Bergson […] le rappelle : Homo faber, cet homme fabricant et commerçant, est au cœur de notre humanité. Les mondes économiques qu’il a créés occupent désormais une place majeure au sein de nos sociétés contemporaines. Les artistes n’ont jamais été insensibles à cette thématique, et, depuis fort longtemps, ils en ont fait une source d’inspiration. Un grand nombre de ces œuvres sont incontournables dans les pages de l’histoire des arts. » Tout est dit : il s’agira ici de délimiter le périmètre d’un genre, d’expliciter son intérêt et d’en promouvoir la singularité.

Patrimoine industrieux

Dédicacé à Umberto Eco, l’ouvrage est séquencé en six chapitres – « Au commencement était Homo faber », « Homo faber, inspirateur de l’Art faber », « La richesse méconnue de l’Art faber », « Aux sources de l’Art faber », « Quand l’Art faber raconte les mondes économiques » et « Quand l’Art faber façonne les mondes économiques ». L’homme fait. Fabrique. L’histoire se caractérise ainsi par la faculté de l’humanité à disposer des matériaux – pierre, fer, bronze –, à élaborer des techniques et des outils, à déployer une activité productive industrielle ou, comme aujourd’hui, possiblement immatérielle. Par conséquent, comme le souligne Marc Bloch, « raconter le paysan sans la charrue, la société entière sans l’outil, c’est assembler de vaines idées ». Convoquant Hegel, Nietzsche, Marx, Bataille ou Baudelaire, les auteurs explorent la dimension cardinale du travail et de ses représentations, établissant une généalogie à grands traits – scènes de Lascaux, fresque du boulanger de Pompéi, forgeron de Tintoret, estampes de Bouchardon, exhortations futuristes, visions hypertechnologiques. Qu’elles soient peintes, sculptées, filmiques ou littéraires, les œuvres assignées composent un patrimoine industrieux dont on considéra longtemps que, eu égard à sa crudité et à sa cruauté, à son naturalisme et à son réalisme, il s’opposait aux autres genres, plus nobles et plus prisés.

Vaste mécanique

Il n’est pourtant qu’à voir les photographies de Gustave Le Gray et de Charles Nègre, la fresque de Diego Rivera pour le Rockfeller Center, Le Mécano de la « General » (1926) de Buster Keaton ou Parasite (2019) de Bong Joon-ho pour mesurer la qualité ainsi que l’immense richesse de l’Art faber. D’autant que, depuis l’ère industrielle, la nature est irrésistiblement fabérienne. Partout prolifèrent les cheminées, les rails, les docks et les raffineries. Pablo Picasso, Germaine Krull et David LaChapelle en raffolent. Les casseurs de pierre voisinent désormais avec les travailleurs de la mer. La poésie s’excentre – banlieues, marges et champs. Toute une économie se fait jour. Toute une typologie de métiers apparaît. Ce faisant, l’Art faber est l’épiphanie de mutations souterraines, par lui racontées et dévoilées, recensées et enregistrées, subtilisées à l’oubli et à l’invisible. S’y intéresser consiste ainsi à s’engager dans le réel, pour le réel, à prendre la mesure esthétique et politique du monde, cette grande machine à faire(s). Un regret, peut-être : que ce livre ne soit pas plus programmatique et qu’à la définition de son périmètre et de sa spécificité ne succèdent des aspirations affûtées. Pour un prochain volume ?

Lourdes Arizpe, Jérôme Duval-Hamel et le collectif de l’Art faber, « Petit Traité de l’Art faber, »
Actes Sud, 176 p., 15 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°757 du 1 septembre 2022, avec le titre suivant : Petit traité de l’Art faber

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