Paul Ardenne

De la complexité de l’art

L'ŒIL

Le 1 décembre 2004 - 1863 mots

Historien de l’art, critique d’art et d’architecture, commissaire d’exposition, écrivain, Paul Ardenne est l’auteur de plusieurs ouvrages qui ont fait date : Art, l’âge contemporain ; L’Image Corps ; L’ Art dans son moment politique ; Un art contextuel..., et d’un roman, La Halte. Il s’entretient ici, avec Christophe Le Gac, éditeur (Archibooks) et rédacteur en chef d’Archistorm, sur le statut de l’art vivant, la position de l’artiste, la crise de la représentation, sur sa méthode enfin.

Vos derniers ouvrages partent de l’histoire de l’art contemporain en général pour aller jusqu’aux formes les plus actuelles ; vous vous intéressez à la représentation du corps, à la figure humaine dans l’espace symbolique, à la dimension politique de l’art, à sa contextualisation dans l’espace public et, dernièrement, à l’architecture. Quel est le fil conducteur de cette production protéiforme qui conduit certains à vous qualifier de « touche-à-tout » ?
Ce fil conducteur, c’est l’incertitude. L’insavoir, si vous préférez. Le paradoxe est là, nous vivons un temps d’expertise, bardé de spécialistes pour tout, mais aussi dans la plus intense non-prédictibilité qui soit, sur fond de doute majeur érigé en dogmatique générale. Plus l’actuelle crise du symbolique, en Occident plus qu’ailleurs, les déchirements, les tensions qu’elle engendre à tous niveaux, religieux, politique comme esthétique. Ma recherche part de ce point suspensif, le point du sens perdu – le sens flou, erratique, mendiant. Non dans la vaine espérance de trouver la signification de ce monde, plutôt pour prendre le pouls de nos tentatives de conférer une logique à la réalité protéiforme où nous vivons. Mon travail n’a rien à voir avec l’encyclopédisme. Simple tâche d’observation, hantée par cette question : la survie symbolique, notre impénitent désir humain de ne pas crever sans justification. Toutes les créations humaines qui engagent la représentation, dans cette perspective, m’intéressent, des arts à l’architecture, de leur création à leur mise en valeur, leur finalité politique.

Votre recherche actuelle porte sur l’esthétique de l’« extrême ». Des formes d’art en émanent-elles ? Quelles positions les artistes adoptent-ils ? Cynisme ? Critique ? Dénonciation ? Assimilation ? Simulation ?...
L’« extrême », c’est la solution à cette crise du symbolique, une des solutions du moins. Rien de nouveau à cela, certes, mais le culte de l’extrême s’est intensifié, avec le xxe siècle. Sans doute parce que le sujet, absorbé dans la finalité sans fin de la consommation, se définit toujours plus comme un « canal », dirait Peter Sloterdijk : un boyau, un corps traversé par toutes sortes de choses mais incapable de durablement fixer quoi que ce soit. Le mot « extrême » trouve son origine dans le latin exter, « extérieur à ». Faute de pouvoir constituer l’être, on se projette dans ce qui le déborde, sur un mode euphorique, ou parce que le risque (ou sa fiction) exalte. Fascinations pour le record, la violence, la pornographie, l’excentricité radicale, tous les freestyles imaginables… Les artistes prennent le train en marche, comme toujours, dans des perspectives multiples : désaliénation, jeu avec les limites, second degré, etc.

Si l’on vous suit, l’art ne pourrait être, au mieux, qu’un miroir déformant du monde qui va. La crise occidentale du symbolique viendrait-elle de là ? De ce partiel abandon des artistes à marcher devant, à être « absolument modernes » comme le disait un certain Arthur Rimbaud ?
Rien n’interdit aux artistes de marcher devant, de se proclamer absolument modernes. L’illusion est de libre accès, que je sache. Ce qu’il convient de relativiser, toutefois, c’est le pouvoir de l’art. L’art comme miroir déformant ? Mais tout miroir est déformant, c’est la loi fondatrice de la représentation. Un artiste, c’est une plaque sensible : absorption, rayonnement. Pour le reste, l’univers du spectacle et de la mode y trouve ou non de l’intérêt, aujourd’hui ou demain. En termes d’art, la force de l’époque actuelle c’est, paradoxalement, la faiblesse des artistes, leur impossibilité de constituer le champ de la décision. On s’inclinait devant Rodin, on utilise Damien Hirst. La nuance est intense. Une situation bienvenue. Il est bon que le temps de l’artiste héroïque soit révolu, à la fin miné par la crise moderne des valeurs. La mission de l’art, si tant est qu’il en ait une, est devenue moins attestée, avec ce résultat : l’intensification de la recherche artistique, doublon de la déréglementation esthétique. La richesse de l’art même, née de sa condition incertaine.

J’aimerais revenir sur votre méthode d’analyse de l’univers de la création. Sentez-vous le besoin de puiser hors des concepts habituellement utilisés en histoire de l’art ?
L’histoire de l’art, au xxe siècle, a largement renouvelé ses fondements traditionnels. Sous la pression de la psychanalyse, des sciences humaines, des Cultural Studies. La question, cependant, ce ne sont pas tant les fondements analytiques ou la méthode, chers aux formalistes, que le contenu. Sur ce point, la pensée contemporaine vit plutôt bien son épuisement. Quête sournoise de ces grands systèmes que la modernité a usés, dimension crépusculaire très excitante, piétinement frénétique devant la question du sens, déconstruction à l’infini… Tout cela produit un bel emballement, une multitude de points de vue, de réévaluations, sur le mode d’une non-révolution permanente. Je me nourris à cette source et de cet échec prodigue, en vrac.

Dans tous vos écrits, la vie – la survie, devrais-je dire ! – est au cœur de votre pensée. Jacques Derrida déclarait récemment au Monde (« Je suis en guerre contre moi-même », 19/8/2004) : « Tous les concepts qui m’ont aidé à travailler, notamment celui de la trace ou du spectral, étaient liés au “survivre” comme dimension structurale. […] Survivre au sens courant veut dire continuer à vivre, mais aussi vivre après la mort. » Faut-il disséquer le monde symbolique pour mieux survivre ?
Il faut accepter humblement l’émiettement du réel, sa vitesse, la perpétuelle transformation que cette vitesse imprime à l’ordre des discours et des créations de l’homme. Et accepter, dans ce flux, de produire une pensée s’assimilant aux épaves : autant que ce qui survit, le peu qu’on a pu sauver. Toute approche sérieuse de la culture et de l’art vivants ne peut qu’être dépassée par son objet. C’est la loi du surgissement, qui est le propre du contemporain, il périme tout ce qui l’antécède. Mes travaux parlent moins du réel que de ses restes.
 
L’art contemporain est souvent attaqué pour son prétendu élitisme. Italo Calvino considérait que dans un monde vulgaire et contingent, il n’y avait qu’une forme de subversion possible : l’élitisme...
Du moins, il s’agit là de la subversion de ceux qui en ont les moyens, intellectuels en particulier. Une caste, si l’on pousse le raisonnement à l’extrême, étant entendu qu’on pose dans ce cas que cet élitisme ne peut se résorber, se vulgariser. L’élitisme de l’art ? Je préfère le mot « complexité » : non pas tant le signe d’un point de vue aristocratique que le résultat de l’engagement d’une multitude d’artistes, aujourd’hui, sur des voies multiples, avec en toile de fond l’absence d’une vérité. Avec l’inévitable tension qui s’ensuit vers l’écriture singulière, parfois jusqu’au non-traductible… Sans doute le clergé qui règne sur le monde actuel de l’art peut-il laisser croire, par abus de position dominante, par intimidation critique ou institutionnelle, que l’art a aujourd’hui un « sens », qu’il y a un art « vrai » et un autre qui ne le serait pas, etc., au point d’ailleurs d’influencer jusqu’aux artistes eux-mêmes. Règle foucaldienne du pouvoir posé comme savoir. Pour ma part, s’agira-t-il de « comprendre » l’art, je pars toujours de l’artiste, de son propos, de son humanité imparfaite et friable, en formulant ce type de questions élémentaires : Par quel bout prend-il le monde ? Qu’a-t-il voulu signifier ? Est-il impuissant, prolixe, insane ? M’offre-t-il le salut, et à quelle condition ? – Qu’ai-je à voir, enfin, avec son propos ? Évaluer l’œuvre, son potentiel destinal aujourd’hui, plutôt qu’affecter à l’art un sens prescrit.

Nous constatons, aujourd’hui, l’existence d’une communauté artistique constituée. Dans le même temps, la distance avec le grand public s’accroît et ce malgré les tentatives d’infiltration des artistes, leur activisme, dites-vous à la suite de Deleuze & Guattari, et leur concept de « micropolitique »...
La « micropolitique », au sens strict, c’est l’impuissance politique. Plutôt, la conséquence de l’incapacité de l’artiste à agir massivement, en tribun, pour la polis entière. Si je me suis intéressé aux positions micropolitiques dans le champ de l’art, c’est pour cette raison : apprécier comment l’art se constitue quand il devient une formule minorée, ne suscitant pour l’essentiel qu’indifférence (par rapport en particulier à d’autres médiums à vocation esthétique comme le théâtre, l’art lyrique, le cinéma, la techno de création…). Ce qui devient intéressant, alors, ce sont les stratégies de coprésence que déploient certains artistes, ceux d’entre eux, du moins, qui ne veulent pas renoncer à avoir une existence collective, fût-ce a minima. La tactique du pauvre en moyens mais pas forcément en esprit. Cadere, Matta-Clark, Boezem, Durham, le premier Buren… L’art le plus intéressant peut résider dans leurs formes d’expression capillaires, autant que dans les grandes machines esthétiques sanctifiées.

Revenons sur un de vos sujets d’analyse de prédilection : le corps humain et sa représentation. Avec les « progrès » de la génétique, nous voici dans une période de notre civilisation où la dernière barrière « physique » tombe. L’art a toujours utilisé comme matériau les nouvelles avancées scientifiques. Après la dématérialisation de l’argent, de l’image, reste le corps ! Alors, où en sont les artistes vis-à-vis de la carne ?
Il est risqué de schématiser. Le corps est définitivement le premier sujet de l’art, qu’on le représente (figuration) ou que l’on crée dans n’importe quel domaine (le narcissisme de l’artiste, sa demande inextinguible d’amour, de reconnaissance, etc.). De ce corps, il faut dans tous les cas faire quelque chose, le moins que l’on puisse dire étant que les réponses d’artistes sont à géométrie variable. Deux tendances se détachent, semble-t-il. La première, « post-humaine », met l’accent sur la perte du corps physique, que consacre l’âge biotechnologique dans lequel nous sommes entrés. La seconde a soin de mettre en scène le corps glorieux, à travers le recyclage des figures de l’extrême beauté et du corps parfait, comme le montre l’actuel engouement pour la photographie de mode. Effritement, en somme, des esthétiques objectives, de la performance et d’autodérision. Comme si l’artiste avait cessé de vouloir (de pouvoir ?) dire, pour le pire ou le meilleur, « Ceci est mon corps », à l’instar de ses aînés glorieux des années 1960-1970, Acconci ou Journiac, Pane ou Gasiorowski. Cette donnée, sans grand risque, peut être interprétée comme une gêne envers notre corporéité concrète, comme le signe d’une impossibilité à assumer le corps réel. Combinaisons, petits arrangements avec la représentation – c’est reconnaître là encore l’esprit de notre temps.

Bibliographie sélective

CapcMusée 1973-1993, Regard, 1993. Art, l’âge contemporain, Regard, 1997 et 2003. L’Art dans son moment politique, La Lettre volée, 2000. L’Image Corps – Figures de l’Humain dans l’art du XXe siècle, Regard, 2001. Un Art contextuel, Flammarion, coll. « Champs », 2004. Portraiturés (avec Élisabeth Nora), Regard, 2003. Codex Rudy Ricciotti, Ante Prima-Birkhäuser, 2003. Topiques, Ante Prima, 2004, monographie consacrée à l’architecte Alain Sarfati. Terre habitée, Archibooks, 2004, essai sur l’esthétique de la ville contemporaine.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : Paul Ardenne

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