Art ancien - Histoire de l'art - Restauration

L’incroyable épopée du retable de L’Agneau mystique, la « Joconde » belge

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 24 janvier 2020 - 3927 mots

GAND / BELGIQUE

Époustouflant d’érudition et de savoir- faire technique, le retable des frères Hubert et Jan Van Eyck fut conçu comme une synthèse de la vision chrétienne. À l’issue d’une patiente et exceptionnelle restauration, ce chef-d’œuvre de l’humanité dévoile un peu plus ses mystères.

Détail de la tête de L'Agenau mystique de Jan et Hubert van Eyck, avant et après la restauration. ©  Lukasweb.be-Art in Flanders vzw, photo KIK-IRPA
Détail de la tête de L'Agenau mystique de Jan et Hubert van Eyck, avant et après la restauration. Cathédrale Saint-Bavon de Gand
© Lukasweb.be-Art in Flanders vzw, photo KIK-IRPA

Chacun à une extrémité du retable, Jodocus Vijd et son épouse Elisabeth Borluut sont pieusement agenouillés, absorbés dans la prière. Ces notables du XVe siècle respirent l’austérité et surtout la sérénité. Les commanditaires de L’Agneau mystique n’ont alors qu’une seule certitude : grâce à cette mirifique commande, ils viennent d’acheter le salut de leur âme. Il faut dire que le couple n’a pas lésiné sur les moyens ; il a sollicité les peintres les plus en vue de l’époque et a même fait inaugurer l’œuvre, en 1432, le jour du baptême du fils tant attendu du duc de Bourgogne, enfant dont Vijd est le parrain. Difficile d’imaginer vernissage plus royal ! Ces commanditaires totalement impassibles sont alors loin d’imaginer le sort que l’avenir réserve au chef-d’œuvre des frères Van Eyck. Une destinée extraordinaire qui s’apparente à un feuilleton vertigineux, avec ses incessants rebondissements et coups de théâtre, qui raconte en creux six siècles d’histoire européenne. Dans cette épopée incroyable, on croise en effet d’immenses artistes, des iconoclastes déchaînés, un empereur pudibond, un autre concupiscent, des cachettes ubuesques et même des nazis. Plus qu’une œuvre d’art, ce retable est un miraculé, le survivant d’une saga complètement folle, que même le plus débridé des scénaristes n’aurait pas osé écrire.

Jan et Hubert van Eyck, L'Adoration de l'Agneau mystique (retable fermé), 1432, 350 x 460 cm, huile sur bois - Cathédrale Saint-Bavon de Gand. ©  Lukasweb.be-Art in Flanders vzw, photo KIK-IRPA
Jan et Hubert van Eyck, le retable fermé de L'Adoration de l'Agneau mystique, 1432, 350 x 460 cm, huile sur bois - Cathédrale Saint-Bavon de Gand
© Lukasweb.be-Art in Flanders vzw, photo KIK-IRPA
Une peinture complexe et mystérieuse

Il était une fois un tableau mythique dont on sait, en réalité, bien peu de choses. On sait uniquement avec certitude que le polyptyque a été commandé à Hubert Van Eyck, peintre prisé en Flandre, mais dont on ne connaît étrangement aucune autre œuvre, et achevé à sa mort par son frère cadet Jan, un artiste autrement plus célèbre, considéré comme le pionnier de la Renaissance du Nord et, excusez du peu, l’inventeur de la peinture à l’huile. Depuis des siècles, les experts s’écharpent pour distinguer les mains des deux frères. En vain. Le sujet de cette œuvre monumentale est lui aussi particulièrement complexe et débattu. Ce mastodonte de deux tonnes comporte vingt-quatre panneaux et mesure 3,75 m sur 5,20 m lorsqu’il est ouvert – au Moyen Âge, il était d’usage de n’ouvrir les retables que le dimanche et les jours de fête. Schématiquement, ce programme d’une rare complexité iconographique et théologique présente dans sa version ouverte un Christ flanqué de la Vierge Marie et de saint Jean-Baptiste, eux-mêmes entourés d’anges chantant et jouant d’un instrument tandis que les nus monumentaux d’Adam et Ève clôturent le registre supérieur. Au registre inférieur, le panneau central représente le fameux agneau debout sur un autel au beau milieu d’une prairie, laissant couler son sang dans un calice. L’animal est adoré par des groupes d’anges, d’apôtres et de saints, sans oublier les prophètes. Cette scène est encadrée à gauche par les panneaux des Juges intègres et des Chevaliers du Christ et, à droite, par les panneaux des Ermites et des Pèlerins. Tandis que le retable ouvert est une véritable explosion de couleurs et un chatoiement de textures, sa version close contraste avec un traitement résolument sobre. Il montre au registre inférieur les commanditaires ainsi que les saints Jean-Baptiste et Jean l’Évangéliste traités en trompe-l’œil imitant des sculptures. Tandis que le registre haut met en scène l’Annonciation, dans une composition inédite qui fera des émules, surmontée des prophètes Zacharie et Michée et des sibylles d’Érythrée et de Cumes, cette dernière arborant opportunément les traits d’Isabelle de Portugal, la nouvelle épouse du duc de Bourgogne. Les spécialistes estiment que ce programme, déjà fourmillant et roboratif, était initialement placé dans une structure sculptée et complétée par une prédelle illustrant les affres de l’enfer. L’historien Marcus Van Vaernewijck note en 1568 que cet élément a été nettoyé si maladroitement par des peintres « aux mains de veaux » qu’il a été réduit à néant. Cette péripétie n’est en réalité que la première de l’interminable liste d’épreuves qu’a subies ce chef-d’œuvre inoxydable, qui aurait pu disparaître un nombre incalculable de fois. Révolutionnaire, le retable l’est par cette composition hors norme, mais bien plus encore par son style. Il marque un véritable tournant dans la manière de peindre, dans la maîtrise de la peinture à l’huile et la superposition de glacis qui lui confère une infinie finesse d’exécution. Nul n’était auparavant parvenu à rendre la vie avec autant de réalisme ; les personnages sont littéralement des êtres de chair et de sang. Leurs traits sont individualisés comme jamais et leurs expressions saisissantes de réalité. Le festival de moues des anges face à la partition de chant polyphonique est à cette enseigne un pur moment d’invention et de poésie. Tout ici transpire la vie et la vérité, y compris les détails les plus discrets et prosaïques tels les pieds gonflés du pèlerin qui disent mieux que cent mots la fatigue du périple accompli. Cette œuvre révolutionnaire devient instantanément célèbre, à tel point que quelques années seulement après son accrochage, elle est le sujet d’un tableau vivant. Cette notoriété dépasse rapidement les frontières et l’œuvre attire de célèbres visiteurs comme l’humaniste Münzer de Nuremberg et un certain Albrecht Dürer. Une gloire qui suscite aussi inévitablement la convoitise.

L’œuvre la plus convoitée de tous les temps

Dès la Renaissance, sa célébrité est telle que le puissant Philippe II d’Espagne, qui règne sur les Pays-Bas, veut se l’approprier. L’Église s’y oppose et le monarque cède et dépêche Michiel Coxcie à Gand. Ce peintre que l’on surnomme le Raphaël flamand, tant il est doué, reste un an sur place pour exécuter une copie. Une copie assez fidèle quoique agrémentée de quelques éléments de son cru dont un autoportrait. La réplique est tellement vénérée qu’elle est exposée dans le palais madrilène du souverain. Elle y reste jusqu’en 1808, date à laquelle les troupes napoléoniennes s’en emparent et la vendent à la découpe. Quelques années plus tard, le retable est convoité mais pour d’autres raisons. En 1566, il est la cible privilégiée d’une horde d’iconoclastes qui ravagent la contrée. Un groupe armé jusqu’aux dents veut l’immoler sur un bûcher des vanités et s’attaque à la cathédrale. Les gardes catholiques tiennent bon et empêchent l’accès au monument. S’attendant à de nouvelles tentatives d’intrusion, ils mettent le retable à l’abri dans le clocher, en hissant les panneaux à l’aide d’un treuil. Une fois la tension retombée, l’œuvre regagne son écrin, la chapelle Vijd. Douze ans plus tard, rebelote, une nouvelle vague d’iconoclasme menace le polyptyque. Il est alors placé sous clé à l’hôtel de ville, une forteresse réputée inexpugnable. En 1588, quand Gand revient sous autorité catholique, il est réinstallé dans la cathédrale Saint-Bavon. Mais ces différents déménagements ne sont pas indolores et le retable est sérieusement endommagé. Afin de le protéger autant que possible, on décide de ne l’ouvrir que quatre fois par an. L’œuvre connaît toutefois un peu de répit, car elle reste in situ jusqu’en 1781. Cette année-là, Joseph II, empereur du Saint-Empire romain germanique, visite les Pays-Bas autrichiens, qui font partie de son territoire, et fait évidemment halte à Gand. L’altesse se dit offusquée par la nudité honteuse des figures d’Adam et Ève. Les responsables de la cathédrale détachent aussitôt les panneaux incriminés et les remisent. Une mise à l’index qui a en réalité sauvé les deux peintures. Car, en 1794, les Pays-Bas sont annexés par la France et méticuleusement pillés, comme le reste de l’Europe. Palais, musées, bibliothèques et surtout églises, qui renferment alors la majorité des œuvres d’art, font l’objet d’une razzia systématique. Les plus beaux trophées de guerre prennent la direction du Muséum central à Paris, à l’instar des panneaux centraux du polyptyque. On raconte que les volets ont échappé de justesse au pillage car ils ont été démontés et cachés. Vivant Denon, le directeur du Muséum, n’est donc que moyennement satisfait de ce butin car il sait que le retable fonctionne comme un tout. Il pousse alors l’indécence jusqu’à essayer de négocier avec l’ennemi spolié pour obtenir les panneaux manquants. La ville tient bon. Heureusement, car les pièces saisies connaissent un sort peu enviable. Durant leur restauration en France, les cadres originaux et polychromes sont allègrement sciés. Mais dans le destin semé d’embûches de cette œuvre martyrisée, le sort sourit parfois à l’Agneau mystique : lors de la campagne des Cent-Jours, le hasard veut que Louis XVIII trouve refuge à Gand. Une fois rétabli sur le trône, le roi saura se montrer reconnaissant envers la cité et lui rendra promptement les panneaux volés. Une chance que n’auront pas tous les pays spoliés, dont certains trésors peuplent encore nos musées.

Jan et Hubert van Eyck, <em>L'Adoration de l'Agneau mystique</em>, 1432, 350 x 460 cm, huile sur bois Cathédrale Saint-Bavon de Gand. © Lukasweb.be-Art in Flanders vzw, photo KIK-IRPA
Jan et Hubert van Eyck, L'Adoration de l'Agneau mystique, 1432, 350 x 460 cm, huile sur bois - Cathédrale Saint-Bavon de Gand
© Lukasweb.be-Art in Flanders vzw, photo KIK-IRPA
Éparpillé façon puzzle

En mai 1816, c’est le duc de Wellington en personne qui escorte les panneaux jusqu’à Gand où ils sont accueillis par une foule en liesse. Mais le répit, pourtant bien mérité du retable, n’est que de courte durée. Quelques mois plus tard, juste avant Noël, le diocèse prend une décision pour le moins inattendue et vend les volets latéraux, ceux-là mêmes qui avaient échappé aux saisies françaises, pour financer des travaux de rénovation dont la cathédrale a terriblement besoin. C’est le marchand Nieuwenhuys qui fait main basse sur le lot. Les œuvres de Van Eyck étant très rares, elles aiguisent l’appétit des collectionneurs. Ainsi le marchand fait une coquette plus-value lorsqu’il les revend au collectionneur anglais Edward Solly. Ce dernier ne les garde cependant pas longtemps car, en 1821, il cède l’intégralité de sa faramineuse collection au roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, qui en fait don au Musée Kaiser Friedrich. Drôle de clin d’œil de l’histoire, les panneaux sont alors accrochés sous la copie du panneau central réalisée par Coxcie au XVIe siècle. Mais cette présentation pourtant ingénieuse, car elle permet de voir les rectos et verso des panneaux, ne satisfait pas le directeur du musée. Pis, ce dispositif choque le public car cette reconfiguration du puzzle fait que l’ange de L’Annonciation tourne le dos à la Vierge Marie. Un scandale ! Le directeur du musée Wilhelm Bode, le plus grand connaisseur des primitifs flamands de l’époque Max Friedländer et le restaurateur Hauser décident purement et simplement de scier les planches dans leur épaisseur et de parqueter leur revers pour, pense-t-on, les solidifier. Une intervention barbare qui permet certes d’accrocher toutes les faces côte à côte, mais qui a pour conséquence de fragiliser les fins panneaux de chêne et d’accentuer massivement les craquelures.

Mais en Belgique, c’est un puzzle plus surréaliste encore qui se met en place à la même époque. En 1822, miracle, les panneaux restant dans la cathédrale échappent de peu à un incendie. Seul dégât à déplorer, le panneau central, le saint des saints, se fend dans la largeur lors du sauvetage. L’incendie laisse par ailleurs l’église dans un état pitoyable et ses responsables face à un cas de conscience. L’État belge leur propose un « deal » assez inéquitable et s’engage à restaurer le site en échange des panneaux d’Adam et Ève afin de les exposer au Musée de Bruxelles. Dans un premier temps, la cathédrale refuse. Mais quelques années plus tard, acculée par les difficultés financières, elle se résout à ce troc. Pour sauver les apparences, et rendre au polyptyque une pseudo- unité d’ensemble, on procède alors à un patchwork hallucinant : l’État aide la cathédrale à acheter les panneaux latéraux copiés par Coxcie au XVIe siècle, pour encadrer la composition centrale toujours d’origine, et lui offre en bonus des copies décentes d’Adam et Ève. Le peintre Victor Lagye se voit confier la tâche ingrate de réaliser la réplique de ces sublimes nus habillés de peaux de bête. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, fidèles et visiteurs admirent donc un pot-pourri stylistique et historique.

Heurs et malheurs de la Grande Guerre

Paradoxalement, la Grande Guerre va s’avérer bénéfique à l’œuvre. Son ange gardien, le chanoine Van den Gheyn, assure sa protection en dissimulant les panneaux. Selon une légende locale, il aurait démembré le retable et mis les différentes parties en sécurité, là où personne n’aurait songé à les chercher, à savoir sous le parquet de deux demeures gantoises. Presque immédiatement après le départ des Allemands, les panneaux sont replacés dans leur chapelle. Cerise sur le gâteau, non seulement l’œuvre n’a pas souffert durant cette période, contrairement à de nombreux chefs-d’œuvre du plat pays, mais la fin de la guerre marque aussi la fin d’un siècle de vagabondage et de recompositions approximatives. Au titre des dommages de guerre, Berlin est ainsi sommé par le traité de Versailles de restituer les panneaux, acquis pourtant à la régulière au XIXe siècle. Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, les Musées royaux des beaux-arts mettent en dépôt permanent à la cathédrale les panneaux originaux d’Adam et Ève. Pour la première fois depuis 1781, les différentes parties du puzzle sont enfin réassemblées. Alléluia ! En 1920, à Gand, la population fait un triomphe au retable recomposé qui acquiert alors une valeur symbolique et patriotique inestimable.

Des juges en cavale

Mais alors que l’on croit enfin à une fin heureuse, le sort continue de s’acharner sur l’Agneau mystique. Dans la nuit du 10 au 11 avril 1934, les panneaux de l’extrémité gauche du registre inférieur, représentant les Juges intègres et saint Jean-Baptiste, s’évaporent. Le coupable tout désigné semble évidemment l’Allemagne, mais quelques jours après le larcin l’évêque reçoit une longue lettre de rançon. Un certain D.U.A. affirme que les panneaux seront remis au prélat en échange de l’immunité totale du cambrioleur et, surtout, d’un million de francs belges en petites coupures. L’évêque entreprend de longues tractations avec le voleur et, au fil d’un échange épistolaire digne d’un polar, finit par récupérer le saint Jean-Baptiste sain et sauf dans un endroit improbable : le dépôt de marchandises de la gare du Nord à Bruxelles. Le ravisseur veut ainsi montrer sa bonne foi pour mieux négocier le dernier panneau. Las, le dialogue est interrompu en octobre. Coup de théâtre : quelques semaines plus tard, l’agent de change Arsène Goedertier, sentant sa dernière heure arriver, réclame un avocat et confesse connaître l’endroit où est caché le panneau des Juges intègres, mais il trépasse juste avant de livrer la clé de l’énigme. Les enquêteurs découvrent à son domicile des éléments incriminants, notamment des copies des missives envoyées à l’évêque. À ce jour, il est toujours considéré comme le seul coupable, bien que cette hypothèse semble invraisemblable compte tenu, entre autres, du poids des panneaux. La disparition du tableau et les nombreuses zones d’ombre entourant cette affaire alimentent encore toutes sortes de théories plus ou moins farfelues ou conspirationnistes. Les plus pessimistes estiment que le panneau a été détruit, d’autres prétendent qu’il serait entreposé dans les réserves d’un musée français. Les plus « inventifs » ont même imaginé que le panneau était une sorte de prophétie, à la manière de Nostradamus, recelant un indice lié à la mort du roi Albert Ier, survenue en février 1934, et aurait justement été volé pour préserver ce mystère. Depuis, il serait dissimulé dans la crypte de Laeken près du tombeau du monarque. Une théorie digne du Da Vinci Code ! Régulièrement, de nouvelles pistes font la une de la presse belge ; certaines sont suffisamment prises au sérieux pour déboucher sur des investigations policières. À l’instar de la dernière en date qui avançait que le panneau était caché sous une place du centre-ville de Gand. Une piste qui a donné lieu à des fouilles archéologiques qui n’ont hélas rien révélé.

Le fleuron des mines de sel

En désespoir de cause, en 1939, on remplace le panneau par une copie. L’histoire déjà chaotique du chef-d’œuvre aurait pu s’arrêter là. Au contraire, le retable s’apprête alors à vivre l’épreuve la plus rude de sa destinée. En mai 1940, au lendemain de l’invasion allemande, le trésor est mis à l’abri en zone libre, dans le château de Pau. Malgré les traités en vigueur, l’Allemagne exige le retable qui doit constituer l’un des fleurons du futur musée du führer à Linz. Le téméraire conservateur palois tient bon. Mais, en 1942, il est sommé par le régime de Vichy de céder à la requête du dictateur. Le polyptyque est alors expédié au château bavarois de Neuschwanstein. La situation prend une tournure encore plus dramatique à l’approche des alliés quand les nazis décident d’entreposer les œuvres spoliées dans la mine de sel d’Altaussee. Une mine dont l’accès est protégé par des quantités industrielles de dynamite et des caisses d’explosifs sont même placées entre les œuvres, histoire que tout flambe dans un immense autodafé si le IIIe Reich s’effondre. Ce drame est empêché de justesse grâce à des résistants autrichiens, et même à quelques nazis qui refusent d’être complices d’un tel sacrilège. La destruction des œuvres entreposées dans les galeries souterraines est évitée in extremis. Et ce sont les désormais célèbres Monuments Men qui sortent le polyptyque de la mine. Le trésor revient triomphalement en Belgique. D’abord exposé au Palais royal, il prend la route de Gand où une foule compacte forme une solennelle haie d’honneur pour l’accueillir jusqu’à la cathédrale Saint-Bavon, son écrin originel, dont il n’a depuis plus bougé et où des centaines de milliers de fidèles et de touristes viennent chaque année l’admirer, aimantés autant par son aura artistique que par son destin extraordinaire.

Une restauration exceptionnelle

Le retable fait l’objet d’une restauration colossale entreprise en 2012 pour le consolider et le nettoyer. Ce chantier s’est avéré plus complexe que prévu, car les experts ont découvert que la couche picturale était recouverte à 50 % par des surpeints anciens et inutiles, qui ne dissimulaient pas des lacunes mais la peinture originale et nuisaient à sa lisibilité. Cette méticuleuse campagne de dégagement a révélé la virtuosité extraordinaire des Van Eyck et des motifs disparus depuis le XVIe siècle !

 

ADAM ET ÈVE

Comptant parmi les tout premiers nus monumentaux de l’histoire de l’art, les figures d’Adam et Ève frappent par leur réalisme cru. Pour accentuer l’humanité d’Adam, l’artiste a peint son pied droit comme s’il sortait du cadre. Par ailleurs, il a placé dans la main d’Ève non pas une pomme, comme le veut la tradition, mais un petit agrume. Ce fruit peut être interprété comme une allusion à l’amertume de la vie humaine depuis que le couple a été chassé du paradis après avoir commis le péché originel.

 

Une végétation exotique

L’arrière-plan dépeint un paysage composite juxtaposant plusieurs sites et monuments tels que la tour d’Utrecht, une église brugeoise et des maisons gantoises. Ces bâtiments sont étrangement mêlés à une végétation méditerranéenne, notamment des cyprès et des palmiers. Certains historiens estiment que Jan Van Eyck a directement observé ces espèces à l’étranger. On sait qu’il a effectué pour le duc de Bourgogne des voyages secrets qui l’ont peut-être emmené en Espagne, en Italie, voire en Palestine.

 

L’iconographie

L’iconographie complexe du retable alimente depuis des lustres des exégèses parfois contradictoires. La forme et l’emplacement de la fontaine suscitent par exemple différentes interprétations. Or les chercheurs viennent de découvrir qu’elle n’était pas forcément prévue à l’origine. Van Eyck aurait peut-être ajouté ce motif très symbolique à la dernière minute, quand le commanditaire a décidé d’inaugurer l’œuvre le jour du baptême du fils du duc de Bourgogne, bébé dont il était le parrain.

 

"Jan van Eyck : une révolution optique" : l’exposition du siècle

Selon la formule consacrée, c’est le genre d’exposition que l’on ne voit qu’une fois dans sa vie. Résultat d’un vaste projet de recherche interdisciplinaire, ayant passé au crible toutes les œuvres attribuées à Jan Van Eyck et ses suiveurs, la manifestation du Musée des beaux-arts de Gand rassemble la moitié du corpus du célèbre peintre flamand, un véritable tour de force. Certaines icônes ont notamment été restaurées pour l’occasion, tels que le Portrait de Baudouin de Lannoy ou Léal Souvenir. Le parcours, qui compte 120 œuvres, réunit également une dizaine d’œuvres achevées par l’atelier de Van Eyck, et met la production du maître en perspective avec celle d’artistes de son entourage et d’épigones européens. Son Saint François d’Assise recevant les stigmates est par exemple mis en parallèle avec le même sujet traité par Fra Angelico. Afin de pouvoir accueillir tous les amateurs de Van Eyck, un système de prévente en ligne a été mis en place et a vendu déjà près de 50 000 billets. Alors pensez à réserver !

 

Le mystère Hubert van Eyck

La vie et la carrière d’Hubert Van Eyck sont mystérieuses. On ne connaît à ce jour aucune autre œuvre qui lui soit attribuée, alors que les archives nous apprennent qu’il était extrêmement célèbre. On sait même que sa pierre tombale a été placée devant le retable dans la chapelle Vijd à la demande du commanditaire. Preuve supplémentaire du prestige dont il jouissait, on sait que l’os du bras avec lequel il peignait fut longtemps exposé et presque vénéré comme une relique et un objet de dévotion.

 

La symbolique de l’agneau

Le retable demeure ce que l’on appelle un unicum. On ne connaît pas d’autre œuvre présentant un programme iconographique et théologique analogue. Le fameux agneau central continue de susciter de nombreuses théories. Une des clés pour comprendre ce motif est cependant très prosaïque. Car, outre sa symbolique eucharistique, l’ovin est aussi une allusion à la prospérité de Gand. L’animal était en effet l’emblème de la corporation des drapiers au Moyen Âge quand la cité était la capitale européenne du drap de laine.

 

Hubert ou Jan van Eyck ?

Longtemps, les historiens ont considéré que le tableau était l’œuvre du seul Jan Van Eyck. En 1823, une restauration a remis au jour une inscription d’origine, un quatrain indiquant au contraire que l’œuvre a été commencée par son frère Hubert et achevée, à son décès, par le cadet. Depuis, les experts essaient en vain de distinguer les mains des deux artistes. Ce quatrain nous informe aussi sur les circonstances de la commande de l’œuvre et la date de son inauguration, le 6 mai 1432.

 

Le panneau copié

Pour remplacer le panneau des Juges intègres volé en 1934, les responsables de la cathédrale ont commandé une copie au peintre Van der Veken. Afin de ne pas duper le public et qu’il puisse identifier la réplique comme telle, le copiste a donné une teinte légèrement différente à l’ensemble de la composition. Il a aussi intégré un élément anachronique en conférant à un personnage les traits de Léopold III, roi alors sur le trône. On a depuis découvert que le copiste officiait aussi comme faussaire.

 

L’agneau retrouvé

Depuis 1950, c’est un étrange animal qu’admiraient les adorateurs de l’Agneau mystique. La restauration entreprise après-guerre avait dégagé un surpeint autour de sa tête mettant au jour une deuxième paire d’oreilles. Jusqu’à la campagne qui vient de s’achever, l’animal arborait donc quatre oreilles. Cette restauration spectaculaire a remédié à cette aberration et a aussi permis de retrouver la physionomie originelle de l’ovin, notamment son élégant museau et son regard perçant fixant les fidèles.

Vers 1366
Naissance d’Hubert Van Eyck, probablement à Maaseik
Vers 1390
Naissance de Jan Van Eyck, probablement à Maaseik
1422
Jan Van Eyck devient peintre de cour à la cour de Jean III de Bavière à La Haye
1425
Jan Van Eyck devient peintre de cour et valet de chambre au service de Philippe le Bon, duc de Bourgogne et s’installe à Lille
1426
Hubert Van Eyck meurt à Gand
1430
Jan Van Eyck s’installe à Bruges et répond à des commandes privées en parallèle de son travail pour le duc
1432
Jan Van Eyck achève à Gand le retable de l’Agneau mystique commencé par son frère
1441
Jan Van Eyck meurt à Bruges
« Van Eyck. Une révolution optique »,
du 1er février au 30 avril 2020. Musée des beaux-arts de Gand (MSK Gent), Fernand Scribedreef 1, Gand (Belgique). Tous les jours de 9h30 à 19 h, jusqu’à 23 h le lundi. Tarifs 25 € en prévente et 15 €. Commissaire : Johan De Smet. www.mskgent.be
« Kleureyck. Les couleurs de Van Eyck dans le design »,
du 13 mars au 6 septembre 2020. Design Museum, Jan Breydelstraat 5, Gand (Belgique). Tous les jours de 9 h 30 à 17 h 30, de 10 h à 18 h le week-end, fermé le mercredi. Tarifs 10 et 8 €. Commissaire : Siegrid Demyttenaere. www.designmuseumgent.be
« Lights on Van Eyck »,
du 28 mars au 1er novembre 2020. Église Saint-Nicolas, Cataloniëstraat, Gand (Belgique). Tous les jours de 9 h 30 à 18 h, à partir de 14 h le mercredi, jusqu’à 20 h 30 du vendredi au dimanche. Tarifs 11 et 6 €. lightsonvaneyck.be
« La perspective et la géométrie dans les œuvres de Van Eyck »
du 21 mars au 31 décembre 2020. Musée de l’Université de Gand (GUM) Ledeganckstraat, Gand (Belgique). Tous les jours de 9 h 30 à 17 h 30, de 10 h à 18 h le week-end, fermé le mercredi. Tarifs 8 et 6 €. Commissaires : Marjan Doom et Patrick Seurinck. www.gum.gent.
« Facing Van Eyck. The Miracle of the Detail »,
du 24 septembre au 10 janvier 2021. Bozar, Palais des beaux-arts, Rue Ravenstein 23, Bruxelles (Belgique). Tous les jours de 10 h à 18 h, jusqu’à 21 h le jeudi, fermé le lundi. Commissaire : Till-Holger Borchert. www.bozar.be

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°731 du 1 février 2020, avec le titre suivant : L’incroyable épopée du retable de L’Agneau mystique, la « Joconde » belge

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