Les distinguos du Getty

Le musée américain précise sa politique d’acquisition dans le domaine des antiquités

Le Journal des Arts

Le 1 septembre 1996 - 1145 mots

Alors que le Getty Museum – l’institution la plus active sur le marché de l’art international en matière d’acquisitions –, annonçait au mois de novembre 1995 qu’il n’entrerait plus en possession d’antiquités dont la provenance ne serait pas dûment attestée (lire notre entretien avec le Dr Marion True dans le JdA n° 20, décembre 1995), la récente acquisition de trois cents pièces de la collection Fleischman illustre les limites d’une telle politique.

LOS ANGELES (de notre correspondant) - Quelque trois cents antiquités grecques, romaines et étrusques rassemblées par les collectionneurs new-yorkais Lawrence et Barbara Fleischman viennent de rejoindre le Getty Museum. Selon Marion True, conservateur du département des Antiquités, la plupart de ces objets entrent par donation au musée de Malibu, qui n’en aurait acheté qu’un "très faible pourcentage". Considérée comme l’une des plus importantes collections privées existantes, elle comprend des sculptures, de la vaisselle, du mobilier, des fragments architecturaux, des fresques et des bijoux, datés de 2600 av. J.-C. à 400 ap. J.-C. Estimée par un spécialiste à "80 millions de dollars au moins (400 millions de francs)", c’est l’acquisition la plus importante jamais effectuée pour le département des Antiquités du Getty Museum.

Pas de transparence absolue
Il y a dix-huit mois, la collection Fleischman avait fait l’objet d’une exposition temporaire au Getty Museum, auquel Lawrence Fleischman avait déjà vendu neuf pièces en 1992-1993 : de rares vases peints et signés, une armure corinthienne et quelques bijoux hellénistiques en or. Cette nouvelle acquisition intervient au moment où le Getty envisage de transformer sa villa de Malibu en centre de recherche et d’expositions d’archéologie comparée. Celui-ci devrait entrer en fonction en l’an 2000, soit trois ans après l’ouverture du Getty Center de Brent­wood, conçu par l’architecte Richard Meier, dont la création coûterait un milliard de dollars (lire le JdA n° 16, juillet-août 1995).

Mais, pour certains observateurs, l’entrée de la collection Fleischman va à l’encontre – si ce n’est dans la lettre, du moins dans l’esprit – de la politique d’acquisition définie en novembre 1995 pour les antiquités : "Désormais, déclarait alors Marion True, nous n’envisageons d’acheter que des pièces de collections de renommée internationale, afin de ne pas être confrontés au problème d’une origine non attestée." Pourtant, la collection Fleischman, constituée au cours des dernières décennies, ne comporte qu’un petit nombre d’objets dont la provenance est connue. Lors de sa présentation au Getty Museum, des membres de la communauté archéologique ne s’étaient d’ailleurs pas privés de la dénoncer comme un exemple criant d’encouragement tacite au commerce illicite des antiquités, qui continue d’alimenter les marchands, les collectionneurs… et les musées. Néanmoins, pour Marion True, "cette acquisition correspond exactement à la ligne que nous nous sommes fixés : nous avions bien précisé que nous ne prétendions pas ne plus jamais acheter de matériel dont nous ne connaîtrions pas la provenance."

Publié avant novembre 1995
Le changement annoncé laissait donc la porte ouverte à de telles acquisitions, voire les anticipait. En affichant sa volonté d’établir des règles plus morales en matière d’acquisition d’antiquités, le Getty a donné l’impression qu’il prenait l’initiative sur les autres musées américains. Il apparaît aujourd’hui qu’il ne s’agissait pas pour lui de faire preuve d’une transparence absolue dans ce domaine, mais plutôt d’adopter une démarche plus honnête et plus exigeante.

"Il faut bien se rendre compte qu’une grande partie du matériel qui entre dans les collections des musées est souvent accompagnée de documents falsifiés, affirme Marion True. Nous estimons qu’être en possession de tels papiers ne suffit plus. Nous voulons que cha­que pièce ait déjà été montrée au public, qu’elle ait fait l’objet de descriptions ou de commentaires publiés – soit dans une revue spécialisée, soit dans un catalogue de vente aux enchères –, et non qu’elle soit demeurée dans l’ombre avant de nous être proposée. Nous ne demandons pas pour autant que la pièce soit restée X années dans une collection, ni que la collection soit elle-même constituée depuis très longtemps. Pour ma part, je tiens pour attestées la collection de George Ortiz, celle de Shelby White et de Leon Levy, celle de Larry et de Barbara Fleischman, la collection Hunt et la collection Hirschmann. Toutes ont fait l’objet de publications, sont bien documentées et ont été exposées."

Mais la publication d’une description ne constitue pas à elle seule une garantie suffisante sur la source d’approvisionnement du collectionneur, comme le concède Marion True : "Il faut qu’une pièce ait fait l’objet d’une publication à une date antérieure à l’adoption de notre nouvelle politique, soit avant novembre 1995. Voilà qui exclut un certain nombre d’objets arrivés depuis sur le marché. Je ne crois pas qu’une collection en cours de formation, et n’ayant encore jamais fait l’objet de publications en tant qu’entité, nous ait jamais convenu, mais à présent, ce serait exclu."

"Un pas dans la bonne direction"
Salvatore Settis, qui dirige le Getty Research Institute for History of Art and the Huma­nities, aurait préféré une attitude plus audacieuse, mais apprécie le changement de politique : "Il existe une très nette distinction entre être publié et être documenté. Je ne considère un objet comme pleinement attesté que si je connais la ville d’où il vient, le site archéologique exact où il a été trouvé et plusieurs autres artefacts auxquels il a été associé." Cependant, "de nombreux objets figurent dans les collections depuis une période qui peut être déjà très longue et, dans ce cas, on est bien obligé de se montrer moins inflexible sur la question de la provenance", précise-t-il.

À partir de quel moment peut-on prétendre qu’un objet bien documenté a la même valeur qu’un objet dont on sait avec exactitude où il a été mis au jour ? En fixant rétroactivement une date butoir au mois de novembre 1995, le Getty laisse donc une possibilité d’accès aux objets apparemment sortis de nulle part qui se trouvent déjà entre les mains des collectionneurs privés, et vont ainsi pouvoir encore entrer dans les institutions publiques, tout en décourageant le pillage futur des sites archéologiques. Salvatore Settis reconnaît la justesse d’un tel raisonnement et admet qu’"un musée n’a  pas les mêmes objectifs qu’un institut de recherche ou de conservation. Notre point de vue est le suivant : il est vrai que la collection Fleischman a été publiée et, dans une large mesure, bien avant son exposition au musée. Or, nulle réclamation n’a été déposée concernant les objets qui la composent. Nous avons estimé qu’il était de loin préférable qu’elle soit présentée au public et mise à la disposition des chercheurs plutôt que de demeurer entre les mains de particuliers." Et de conclure : "J’espère sincèrement, pourtant, que le débat en cours prendra une orientation telle que l’on n’envisagera plus d’acquérir le moindre objet dont la provenance ne sera pas définie dans le sens le plus rigoureux du terme. Je reste persuadé que la mesure adoptée par le Getty Museum est un pas très positif dans la bonne direction."

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°28 du 1 septembre 1996, avec le titre suivant : Les distinguos du Getty

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