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Les ambitions de Serge Lemoine pour Orsay

Dans un entretien, le nouveau directeur du musée dévoile sa politique pour la grande institution parisienne

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 28 juin 2002 - 2478 mots

PARIS

Ancien directeur du Musée de Grenoble, Serge Lemoine est depuis novembre dernier à la tête du Musée d’Orsay, à Paris. Il nous explique dans un entretien ses projets pour faire évoluer cette institution, aussi bien dans son accrochage que dans sa programmation.

Avec quels projets êtes-vous arrivé au Musée d’Orsay ?
Le Musée d’Orsay est l’un des musées les plus célèbres du monde, il rencontre beaucoup de succès et je suis très heureux d’en avoir été chargé. Par rapport aux autres musées qui ont à peu près le même âge, la même configuration, la même notoriété, il n’a pas beaucoup bougé dans son organisation. Comment peut-on le faire évoluer, en considérant que nous ne sommes plus dans les années 1970, quand il a été conçu, ni en 1986, quand il a été inauguré ? Les musées de France se sont beaucoup transformés au cours de ces quinze dernières années en particulier dans les régions, et il en va de même pour les grands musées européens et américains. Il est temps, je crois, d’envisager une deuxième étape pour le Musée d’Orsay. Le projet avait été conçu par Michel Laclotte et son équipe ; le premier directeur, Françoise Cachin, était dans l’équipe d’origine, le second, Henri Loyrette, également. Depuis seize ans, il y a eu une vraie continuité, avec des évolutions toutefois. Peut-être faut-il se demander maintenant, à la lumière de l’expérience, s’il y a des choses à revoir et à actualiser. Les collections se sont considérablement enrichies : il faut pouvoir les montrer et les mettre en valeur. Et la conception de l’histoire de l’art depuis les années 1970 a évolué, notamment pour cette partie de la deuxième moitié du XIXe siècle et des premières années du XXe : l’exposition sur Puvis de Chavannes et son influence que j’ai organisée à Venise au palais Grassi est une indication sur la façon dont la présentation devrait maintenant être conçue.

L’accrochage va-t-il donc être revu ?
Le parti d’origine est cohérent et extrêmement fort. D’autre part, aujourd’hui, la place manque et certaines parties du musée sont “mortes”, non fréquentées. L’an dernier, un ensemble de mobilier exceptionnel de Gaudí a été acquis par le musée. Où le présenter sans enlever quelque chose ? La réflexion sur le nouvel accrochage que j’ai déjà entreprise personnellement, mais qui nécessite un vrai travail collectif impliquant tous les membres de l’équipe, va prendre un certain temps, car ce musée n’est ni transformable ni modulable. Tout y est construit de façon “définitive” et ne peut pas évoluer. Or, la muséographie est une chose qui change rapidement au contraire de l’“art des musées”. Et notre sensibilité nous recommande aujourd’hui d’être modeste, neutre. Le plus beau travail d’un architecte de musée, c’est celui qui ne se voit pas. Toute intervention à Orsay est donc compliquée. Le plus facile à penser et à faire, c’est la galerie du haut, dite des impressionnistes, sur laquelle je vais porter tous mes efforts. Pour l’instant, je ne peux pas envisager de changer la place des impressionnistes car ce déplacement supposerait des transformations plus lourdes. Il n’est, bien entendu, pas question de fermer le musée qui connaît déjà depuis deux ans un fonctionnement très perturbé à cause des travaux de l’espace d’accueil qui n’en finissent pas. Il est assez simple de présenter les tableaux impressionnistes en ne les mettant pas dans une galerie longitudinale où ils sont tous vus latéralement. Une telle galerie n’est pas adaptée à de petits tableaux tous identiques, tous encadrés de la même manière, représentant, en gros, tous la même chose. Je vais essayer de rompre cette longitudinalité et montrer le plus possible les tableaux frontalement. Et puis il faut alléger, on ne peut pas montrer vingt fois le même paysage. La couleur des murs, la lumière ne contribuent pas non plus à mettre cette collection exceptionnelle en valeur. Sur ce point, l’opinion internationale et française est d’ailleurs unanime. Ces changements sont très attendus, j’en ai tous les jours des témoignages.

Les tableaux impressionnistes sont aussi séparés entre le rez-de-chaussée et l’étage.
Quand je dis que rien n’a bougé, ce n’est pas exact. Le regroupement des tableaux de la donation Moreau-Nélaton a bouleversé le parti d’origine du musée ; on ne comprend pas pourquoi il y a des tableaux de Degas, Manet et Monet dans une partie, puis dans l’autre. Mon idée consiste à regrouper les ensembles dispersés. Les Nabis, par exemple, sont présentés dans trois endroits différents du musée. La présentation des pastels, l’une des plus belles collections du monde, doit également être revue.

La place des peintres pompiers dans la peinture du XIXe siècle ne provoque plus les mêmes débats que dans les années 1970. Comment prendre en compte cette évolution ?
Je dirai qu’Orsay a gagné. La peinture dite “pompier” est aujourd’hui acceptée, comme elle l’a toujours été d’ailleurs à l’étranger. Il n’y a qu’en France qu’une telle attitude existait. Rappelons, il n’y a pas si longtemps, l’exposition “Équivoques” du Musée des arts décoratifs. Les choses, l’Histoire sont plus complexes. Tout le monde est d’accord pour dire que Tissot, qui était ami avec Degas, est un grand artiste, on sait que Millet est essentiel pour comprendre Van Gogh, que la peinture de Bonnat, de Bouguereau, de Cabanel, de Baudry, de Bastien-Lepage a existé, qu’elle a été appréciée et qu’elle a toujours une valeur artistique, comme la sculpture d’Antonin Mercié, de Frémiet ou de Chapu. Il faut tenir compte du goût du public certes, mais il faut aussi essayer de le former, de le transformer et pour cela ne pas avoir une vision exclusive fondée sur l’Impressionnisme. Puvis de Chavannes a toujours été présent à Orsay, mais on n’en a jamais tiré les vraies conclusions. Présenter Gauguin à la suite des impressionnistes n’est pas juste. Gauguin fait le contraire de l’Impressionnisme et s’appuie pour cela sur Puvis, comme Seurat, comme les Nabis ensuite.

Votre objectif est-il de rompre avec cette succession de mouvements telle qu’elle apparaît dans les livres ?
Je vais essayer. Quand vous regardez les livres sur le Musée d’Orsay ou sur sa période, Puvis de Chavannes est toujours mal placé. Il est avec les symbolistes, alors qu’il n’est pas symboliste, ou il est rattaché à l’art académique, ou il est oublié.

Les grands tableaux pompiers seront-ils conservés ?
Évidemment et je vais essayer d’en présenter d’autres. Il y a paradoxalement peu de “grandes machines” à Orsay, alors que le XIXe siècle a fortement développé cette pratique. Nous avons des grands tableaux aussi bien de Chenavard que d’Henri Martin au Musée d’Orsay : il n’y a pas que  Les Romains de la décadence de Couture, qui est le tableau que l’on voit le mieux. On peut envisager de mettre à cet endroit une autre œuvre.

On vous prête également l’intention de revoir la présentation des Courbet.
Les grands tableaux de Courbet, L’Enterrement à Ornans et L’Atelier du peintre, ne peuvent pas être déplacés. Ils constituent un problème de fond. Ils pourraient très bien être redonnés au Louvre. Mais le Louvre pourrait-il les accueillir, les réintégrer ? En attendant, j’ai lancé une étude pour revoir la présentation de ces grands Courbet, qui sont “invisibles” depuis qu’ils sont ici. L’effort va porter sur l’amélioration de l’éclairage. Je vais d’autre part déplacer les “petits” Courbet, qui sont accrochés à côté. Comme vous le savez, on ne peut pas montrer un petit tableau comme L’Origine du monde ou la Femme au chien, qui sont des tableaux de cabinet, des œuvres intimistes à côté de “grandes machines”.

Un nouvel espace va-t-il être aménagé pour la photographie ?
C’est très important. J’y suis tout particulièrement attaché. Je m’intéresse à la photographie depuis les années 1970, et je dois rappeler que j’ai créé l’enseignement de l’histoire de la photographie en France, à l’université de Dijon. J’ai tout fait ensuite pour qu’il y ait des cours à la Sorbonne, bien avant Paris-I et les autres universités ou écoles sur ce médium. À Orsay, une grande partie de mon effort va donc porter sur la photographie. La collection est une des plus importantes du monde, puisque près de 45 000 clichés y sont conservés grâce à l’action des conservateurs de ce fonds, Philippe Neagu, aujourd’hui décédé, et Françoise Heilbrun. Mais personne ne les connaît. Bien entendu, il y a eu des expositions temporaires remarquables, mais mon idée consiste bien à créer un musée de la photographie à Orsay. De même qu’il y a des galeries permanentes pour la peinture et la sculpture, il y en aura une pour la photographie, qui ouvrira à l’automne prochain. La présentation des acquisitions des ventes Jammes et Viollet-le-Duc [jusqu’au 28 juillet] en constitue la préfiguration. Ayant beaucoup contribué à coordonner l’action des différentes institutions en prévision de ces ventes avec les services du ministère de la Culture et la direction des Musées de France, j’ai proposé qu’on montre toutes ces acquisitions... au Musée d’Orsay.

Certaines œuvres du XXe siècle pourraient en fait se trouver à Orsay alors qu’elles sont conservées au Musée national d’art moderne. Faut-il modifier les limites chronologiques du musée ?
Une discussion est aujourd’hui nécessaire et il faut envisager un reversement. Supposons que la prochaine grande œuvre qui sera acquise par dation date, disons, de 1911. Pourquoi irait-elle automatiquement au Musée national d’art moderne ? Pour moi, il n’y a aucune raison. Quelques-uns des plus beaux Derain fauves sont ici parce qu’ils font partie de la donation Kaganowitch. Bonnard est partagé entre Orsay et le Centre Pompidou, alors que tout Vuillard est ici. Nous montrons un Bonnard de 1920. Au fur et à mesure qu’on avance dans le XXIe siècle apparaît la nécessité de créer un musée du XXe. Viendront ensuite les problèmes de répartition entre Orsay et celui-ci.

Comment est conçue la politique d’acquisitions ?
Le musée est l’un des plus riches du monde pour la période concernée et il possède beaucoup d’œuvres impressionnistes, dont les prix sont devenus inaccessibles. L’effort peut aujourd’hui porter sur les écoles étrangères, comme l’avait entrepris mon prédécesseur, Henri Loyrette. Certes, le public vient à Orsay pour Manet, Monet, Cézanne, Gauguin, Van Gogh. On ne peut avoir tous les tableaux allemands, scandinaves, anglais les plus caractéristiques. Néanmoins, il faut essayer de compléter la représentation de Hodler, qui est pour moi un très grand génie. Il y a deux ans, Henri Loyrette avait acquis un Cuno Amiet magnifique. D’un autre côté, je vais essayer de renforcer le fonds Puvis de Chavannes. Il y a peu d’œuvres de cet artiste sur le marché. J’ai mis des mois à retrouver un tableau connu seulement par des photographies anciennes, qui a figuré dans mon exposition à Venise. Je vais proposer qu’on en fasse l’acquisition.

Quels sont les axes de la programmation à venir ?
Je souhaite renforcer le programme d’expositions. Pour la photographie par exemple, au printemps prochain sera montée une exposition sur le daguerréotype, la première sur le sujet et, en 2004, une exposition sur Alfred Stieglitz et la modernité. L’œuvre de Stieglitz n’a jamais été montrée en France et on verra aussi son action d’éditeur (Camera Work...), de marchand et de diffuseur de l’art international et américain. On pourra ainsi voir à Orsay des œuvres de Brancusi, à côté de dessins de Rodin ou d’aquarelles de Cézanne, mais aussi de l’art africain, des artistes américains, Georgia O’Keeffe, Arthur Dove, Marsden Hartley, et d’autres artistes inconnus en France.
La prochaine exposition “Manet-Vélazquez”, qui ouvrira en septembre prochain, est consacrée aux rapports de la peinture française avec l’art espagnol du Siècle d’or et de Goya, et elle sera magnifique. Par ailleurs, la politique, initiée par Henri Loyrette, d’ouverture vers les écoles étrangères, qui a permis de découvrir Hammershøi ou Malczewski, sera poursuivie. On verra ainsi Willumsen, un peintre danois symboliste qui s’est tourné vers le Réalisme, ou encore Jozef Mehoffer, un artiste symboliste et un maître verrier passionnant pour la Saison polonaise.
Pour la fin 2003, je travaille personnellement sur une exposition intitulée “Les origines de l’abstraction”. L’idée est de montrer comment on est arrivé à la peinture abstraite en 1914, à travers ce qui s’est fait au XIXe siècle. L’exposition commence en 1800 avec Goethe et sa théorie de la couleur, les romantiques allemands (Runge, Carus, Friedrich), puis Turner, les impressionnistes, les divisionnistes, beaucoup de photographies. Étant donné qu’il y a déjà eu une exposition sur les origines de l’abstraction envisagée du point de vue spiritualiste et une autre sur les rapports avec l’ornement et la décoration, je vais ici développer plutôt les rapports entre l’art et la science. On ne va pas reprendre et expliquer Du spirituel dans l’art [de Kandinsky], mais plutôt insister sur l’aspect positiviste. Turner rend compte de ses expériences sur l’éblouissement, et ensuite les scientifiques essaient de prouver. Inversement, les scientifiques font des expériences sur la décomposition de la lumière, puis Seurat s’en empare. La volonté de montrer le mouvement dans la peinture entraîne également la disparition du sujet, de Marey à Duchamp et aux futuristes. L’exposition va explorer plusieurs thèmes, ceux notamment de “peinture et lumière”, de “peinture et mouvement”, et de “peinture et musique”.

Organiserez-vous toujours autant d’expositions à Orsay ?
L’idée consiste à en faire moins, pour ne pas empiéter sur les espaces réservés aux collections permanentes et de les faire s’enchaîner.

Il est également question de changer le statut du musée.
Nous y travaillons activement. Orsay sera le premier musée à devenir établissement public à la demande du ministre de la Culture et de la Communication, Jean-Jacques Aillagon. Au début de l’année prochaine, sans doute. Nous aurons plus d’autonomie à tous points de vue, sur le plan administratif, budgétaire, artistique... mais pas tout de suite pour le personnel, qui continuera de relever du ministère de la Culture. Il y a au total 650 agents à Orsay, nous ne sommes pas prêts à gérer un tel personnel. Pour le reste, nous aurons la possibilité de recruter des contractuels, de créer un service des expositions, qui relève aujourd’hui de la RMN comme une grande partie de nos services (billetterie, etc.).

Les travaux en cours seront-ils achevés à la fin de l’année ?
L’issue est repoussée de trimestre en trimestre. Le chantier de requalification des espaces d’accueil et de la librairie en a entraîné un deuxième puis un troisième. En refaisant les espaces d’accueil, on s’est aperçu que la marquise située devant la façade tombait en ruine, puis que le parvis s’effondrait. Il y a eu d’autres péripéties. Théoriquement, le terme est prévu pour le mois de janvier 2003 avec une ouverture en mars, ce que j’espère. Ce qui est arrivé est dramatique pour le fonctionnement du musée et pour sa réputation. Tous nos efforts vont porter, à l’ouverture de ces nouveaux espaces, sur l’accueil du public et sur l’amélioration des conditions de la visite, avec, au fur et à mesure, des changements vers la présentation et un programme d’exposition, comme il l’a toujours été, de haut niveau, sur le plan scientifique et artistique. Voilà nos objectifs.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°152 du 28 juin 2002, avec le titre suivant : Les ambitions de Serge Lemoine pour Orsay

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