Restauration

La doctrine italienne en matière de restauration du patrimoine

Par Olivier Tosseri, correspondant en Italie · Le Journal des Arts

Le 2 juillet 2019 - 1371 mots

En Italie, les restaurateurs prônent une reconstruction à l’identique des monuments tout en permettant la lisibilité de leur histoire. Ils fustigent les projets grandiloquents des architectes stars et militent pour une approche de restauration du patrimoine plus humble.

Musée Ara Pacis Rome © Photo Jean-Pierre Dalbéra
Selon Michele Zampilli, le Musée de l’Ara Pacis à Rome est l’exemple de ce qu’il faut éviter : une architecture décontextualisée.
© Photo Jean-Pierre Dalbéra, 2011

Rome.« Com’era, dov’era » (en français, « Où il était et tel qu’il était »). Cette phrase est prononcée dans la soirée du 14 juillet 1902 par le conseil municipal de Venise. Quelques heures plus tôt, le campanile de 98 mètres de haut et vieux de près d’un millénaire s’effondrait sur lui-même à quelques mètres de la basilique Saint-Marc. Dix ans plus tard, il se dresse de nouveau « Où il était et tel qu’il était » à l’issue d’un chantier qui s’est vite refermé, mais d’un débat qui reste toujours ouvert. Comment traiter un édifice qui a subi les outrages du temps, affronté les aléas de l’histoire, enduré la violence d’une catastrophe naturelle ou tout simplement pâti des conséquences d’un accident ?

À la fin du XIXe siècle, deux réponses diamétralement opposées sont apportées. Celle du Français Viollet-le Duc (1814-1879), chantre de la restauration stylistique. Ce dernier estime que « restaurer un bâtiment n’est pas le préserver, le réparer ou le reconstruire, c’est le replacer dans un état complet, qui a pu ne jamais exister à une époque donnée ». La cathédrale Notre-Dame de Paris sera le manifeste de pierre de cette théorie. Une hérésie pour le Britannique John Ruskin (1819-1900), qui préfère la conservation à la restauration. Cette dernière ne fait que dénaturer le monument par de faux ajouts et s’apparente ainsi à une véritable destruction. Plus qu’un amas de pierres, un monument est un ensemble organique sur lequel il convient d’intervenir le moins possible en acceptant éventuellement de le laisser mourir.

Les acteurs de cette discorde inspireront les personnages [symbolisant les positions de Viollet-le-Duc et de Ruskin] de l’essai Conserver ou Restaurer, Les dilemmes du patrimoine, de l’Italien Camillo Boito (1836-1914), qui les fera dialoguer pour parvenir à une synthèse. Aux positions radicales, il privilégie la prudence et prône une restauration philologique qui pose pour la première fois des limites à l’architecte à commencer par la réversibilité de ses travaux. Ceux de consolidation, réduits au minimum, doivent être préférés à ceux de réparation. Quant aux matériaux et aux styles utilisés, ils doivent montrer la différence entre les parties anciennes et restaurées en témoignant des différentes phases de la vie du monument.

Une sensibilité dont ne s’embarrassent pas les architectes de l’Italie libérale à peine unifiée, puis fasciste. Ils préfèrent déchirer le tissu urbain pour affirmer, via l’exaltation d’un édifice historique spécifique, la grandeur de l’État ou magnifier son histoire. À la fin du XIXe siècle, on abat ainsi les vieilles maisons sur le parvis de la cathédrale de Milan. « Mussolini le piocheur », comme on le surnomme, rase ou éventre entre 1925 et 1943 des quartiers médiévaux et Renaissance pour isoler le Capitole, le Colisée ou encore la basilique Saint-Pierre. C’est pourtant le régime fasciste qui fera adopter en 1939 les deux « lois Bottai » servant toujours de cadre en la matière. Le patrimoine historique, artistique, culturel et paysager est reconnu comme l’élément central de l’identité d’un peuple qu’il convient de préserver.

Bien que les lois portent le nom du ministre, ses auteurs sont deux jeunes historiens de l’art de sensibilité communiste : Giulio Carlo Argan (1909-1992), mais surtout Cesare Brandi (1906-1988), qui fonde en 1939 l’Institut central de restauration de Rome, avant d’en prendre la direction pendant vingt ans. Sous son impulsion, la restauration ne sera plus un acte politique, mais critique et méthodologique. L’ouvrage la Théorie de la restauration, publié en 1963, ne constitue pas un simple recueil de ses cours et de ses réflexions. C’est la pierre angulaire de la nouvelle approche du patrimoine qui s’échafaude dans les chantiers de la reconstruction des villes détruites pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle s’inscrira en 1964 dans la Charte internationale de Venise sur la conservation et la restauration des monuments et des sites.

Campanile Saint-Marc Venise reconstruction © Library of Congress
Le chantier de reconstruction du campanile de la basilique Saint-Marc à Venise, en 1911. Effondré en 1902 le campanile sera remonté à l’identique dix ans plus tard.

Cesare Brandi élabore une véritable déontologie du restaurateur auquel il enjoint d’aborder sa tâche comme « le moment méthodologique de l’identification de l’œuvre d’art dans sa consistance physique et dans sa double polarité esthético-historique, en vue de sa transmission au futur ». La restauration répond ainsi à des principes rigoureux. Elle doit porter sur la matière de l’œuvre, éviter une falsification esthétique ou historique en restituant la lisibilité des traces du passage du temps. La « restauration de restitution », celle qui veut abolir « le laps de temps qui s’écoule entre la conclusion de l’œuvre et le présent » est bannie. Il convient ainsi de laisser visibles une certaine patine tout comme l’acte de restauration dont la réversibilité est réaffirmée avec vigueur. Son « but essentiel est non seulement d’assurer la subsistance de l’œuvre dans le présent, mais aussi sa transmission dans le futur : et puisque personne ne peut jamais être sûr que l’œuvre n’aura pas besoin, dans l’avenir, d’autres interventions, même simplement conservatives, il faut faciliter et non exclure d’éventuelles interventions ultérieures »

Deux écoles s’opposent, la milanaise et la romaine

Des préceptes qui concernent également les monuments historiques et ont été interprétés de manière différente par les deux courants qui émergent dans les années 1970 en Italie. L’école milanaise se reconnaît dans la figure tutélaire de Marco Dezzi Bardeschi, mort en 2018. Le « Ruskin italien » a dirigé en 1978 l’emblématique chantier de restauration du Palazzo della Ragione dans la capitale lombarde. Un édifice du XIIIe siècle sur lequel chaque époque a apposé sa marque. Marco Dezzi Bardeschi s’est opposé à toute modification de structure ou suppression des différentes stratifications temporelles. Un respect intégral et total de la lisibilité historique du bâtiment. Une vision radicalement opposée à celle de Paolo Marconi, décédé en 2013, le « Viollet-le Duc italien » à la tête d’une école romaine qui promeut le remplacement à l’identique des parties manquantes.

« Après la disparition de ces chefs de file, leurs épigones sont plus conciliants et dialoguent sereinement, explique Michele Zampilli qui enseigne la restauration architecturale et urbaine à l’Université Roma III. La théorie est une chose, la pratique en une autre, lorsque l’on se trouve sur un chantier et qu’il faut résoudre les problèmes. Depuis Cesare Brandi, l’horizon s’est de plus en plus élargi du monument à son environnement. Le dialogue avec le contexte urbain dans lequel il s’insère est la boussole du restaurateur quel que soit le courant de pensée auquel il se rattache. L’Ara Pacis (le musée qui abrite l’autel de la Paix d’Auguste à Rome) est pour nous tout ce qu’il ne faut pas faire. Le bâtiment conçu par Richard Meier est l’exemple d’une architecture décontextualisée, qui peut aussi bien se trouver à Rome, Moscou ou Buenos Aires. Elle ne dialogue pas avec la ville, n’utilise pas le langage urbain des lieux où elle s’élève. »

Les récents tremblements de terre qui ont rayé de la carte certains villages du centre de l’Italie ont réveillé un débat académique qui s’était assoupi ces dernières années. « Les zones touchées sont semblables à des zones de guerre, explique Carlo Birozzi, surintendant aux biens culturels de la région des Marches pendant les tremblements de terre qui ont frappé le centre de l’Italie en 2016 et 2017. Mais il ne s’agit pas de redresser tels quels des bâtiments pour satisfaire le légitime besoin des populations de sauvegarder leur mémoire et leur identité. C’est l’occasion de repenser un territoire. Les travaux de déblaiement sont achevés, mais ceux de la réflexion pour la reconstruction n’ont toujours pas commencé. »

Les architectes italiens sont en revanche pratiquement unanimes concernant la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris après l’incendie qui l’a dévastée, comme s’en fait l’écho Michele Zampilli : « C’est une extraordinaire opportunité de la rebâtir selon les modalités historiques de construction, même si quelques techniques ou matériaux plus modernes peuvent être employés. À la différence de l’Italie, la France a le grand avantage de disposer du savoir-faire unique du compagnonnage. Une légère lisibilité de la tragédie pourrait également être opportune. Quant à la flèche, le véritable problème est posé par les “architectes-stars” qui veulent laisser leur empreinte personnelle sur un patrimoine qui est collectif et universel. L’humilité est toujours le sentiment qui doit nous animer. » Avec la lisibilité de l’histoire du monument et la réversibilité de l’intervention, elle forme le credo des restaurateurs italiens.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°526 du 21 juin 2019, avec le titre suivant : La doctrine italienne en matière de restauration du patrimoine

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque