De la plantation à l’usine

Comment la Réunion met en valeur un patrimoine hérité de la colonie

Le Journal des Arts

Le 25 janvier 2002 - 1006 mots

Si la Réunion possède une importante collection d’art moderne (lire le JdA n° 140, 21 décembre 2001), elle s’enorgueillit surtout d’un patrimoine varié hérité aussi bien de l’époque coloniale que de l’ère industrielle. L’Écomusée de Hell-Bourg, véritable conservatoire de l’architecture créole, apparaît exemplaire d’une mise en valeur concertée et intelligente.

SAINT-DENIS - Située au cœur du cirque de Salazie, au terme d’une route tortueuse, la commune de Hell-Bourg apparaît comme un véritable conservatoire de l’architecture créole, avec ses “cases” colorées, ses “guétalis” (petits kiosques depuis lesquels on pouvait observer la rue), ses “varangues” (sortes de vérandas qui assurent la transition entre intérieur et extérieur). Construites en bois, ces maisons empruntent leur structure symétrique à l’architecture néoclassique, dont les modèles ont souvent été filtrés par l’exemple indien. Peintes et ornées d’un décor géométrique qui contraste avec les lambrequins chantournés, elles rappellent que Hell-Bourg fut pendant un siècle, de 1850 à 1948, un lieu de villégiature recherché en raison de ses sources thermales. Si leur tarissement a précipité le déclin économique de la ville, celle-ci compte sur le tourisme pour redynamiser cette région enclavée.
Fort d’une richesse architecturale préservée par l’isolement géographique, “Hell-Bourg est le village pilote pour la restauration du patrimoine bâti”, souligne Patrice Pongérard, directeur de l’Écomusée Salazie. Structure éclatée qui sera composée à terme de sept îlots, cet écomusée, qui possède déjà un modeste espace d’exposition, a inauguré fin janvier le circuit des cases créoles, en attendant celle d’un atelier de tressage dans une autre maison en mai ou en juin. En 2003-2004 devrait suivre l’îlot des forestiers, puis en 2005-2006 la création d’un verger-conservatoire. En revanche, l’ambitieux projet de réhabilitation de l’hôtel des Salazes visant à le transformer en centre muséal attendra sans doute encore quelques années. En effet, plus de six millions d’euros seraient nécessaires pour restaurer cet ancien hôpital thermal militaire, devenu hôtel de tourisme dans les années 1950.
Les modèles des “cases” d’Hell-Bourg se trouvent dans les rues de la capitale réunionnaise, Saint-Denis. Malgré des destructions nombreuses, elle conserve de remarquables exemples de l’architecture créole, sur un mode souvent plus monumental. La rue de Paris notamment, qui mène à l’océan, est jalonnée de quelques-uns des bâtiments les plus intéressants de la ville, comme la villa Déramond, qui est aussi connue pour avoir vu naître Raymond Barre. Archétype de la demeure réunionnaise, elle avait été construite en plusieurs temps. La maison en rez-de-chaussée des années 1780-1790 est enrichie de deux pavillons latéraux au début du XIXe siècle, avant de recevoir sa façade d’apparat entre 1830 et 1832, qui inclut la traditionnelle “varangue”. Elle présente tous les codes architecturaux essentiels, comme la façade-écran – qui ne correspond pas à la largeur de la maison –, le toit à l’italienne et tout le vocabulaire néoclassique. De la même façon, le contraste entre la façade d’apparat et les parties arrière plus rustiques est caractéristique de ce type d’architecture. Acquise en 1983 par le conseil général, elle abrite aujourd’hui, après restauration, le Service départemental de l’architecture et du patrimoine (SDAP).
Moins caractéristique, car inspiré des exemples métropolitains, l’hôtel de ville, inauguré sous le Second Empire, qui constitue l’apogée de la colonie, vient de faire l’objet d’une importante restauration. Il semblerait que l’outre-mer subisse aussi les fantaisies de certains architectes du patrimoine. Car l’édifice, qui paraissait monochrome sur une photographie de 1860, a été doté d’une polychromie pour le moins chatoyante. En revanche, la cathédrale a subi une salutaire intervention. Débarrassé des pierres apparentes, des poutrelles en béton et des vitraux qui l’obscurcissaient, l’édifice a été rendu à la lumière par la pose d’enduits clairs, d’un plafond à caissons et de fenêtres. Reste le cas mal engagé des peintures murales minées par l’humidité. Pour la petite histoire, deux tableaux de Jean Jouvenet disparus depuis bien longtemps, ornaient autrefois l’abside. La prospérité économique de l’île pendant une bonne partie du XIXe siècle n’est pas étrangère à la majesté de ces édifices officiels, auxquels on pourrait ajouter la préfecture ou la Banque de la Réunion. La culture et la transformation de la canne à sucre ont laissé de nombreux témoignages, encore visibles sur le domaine de Villèle, situé sur les hauteurs de Saint-Pierre. À côté de la demeure néo-palladienne de la famille de Villèle, les ruines de la sucrerie dressent leur inquiétante silhouette, symbole d’une mémoire industrielle en friche. Une société de sauvegarde a mené à bien le déblaiement du site et la consolidation des structures, en attendant d’autres projets. C’est peut-être à Saint-Leu, plus au sud, que la mise en valeur de ce patrimoine a été la plus spectaculaire, avec la reconversion de l’usine Stella Matutina en musée.
Malgré toutes ces richesses, il reste une dimension indicible de la mémoire réunionnaise : l’esclavage. “Paradoxalement, l’esclave, objet lui-même, ne possède rien, ne transmet rien”, notait Jean-Paul Le Maguet, dans le catalogue de l’exposition “Île de la Réunion, regards croisés sur l’esclavage 1794-1848” (Musée Léon-Dierx, 1999). Sur le domaine de Villèle, qui était la plus grande propriété sucrière de l’île, toutes les “paillottes”, fragiles cabanes de bois et de paille, qui témoignaient des conditions de vie misérables de la main-d’œuvre, ont naturellement disparu. Seul l’hôpital des esclaves (1843), une construction somme toute assez modeste, constitue le vestige architectural du système esclavagiste, dont la violence a nourri le phénomène du “marronage” – du mot “marron” qui désignait un esclave en fuite dans les montagnes –, dont le pic se situe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. À l’époque, le pouvoir colonial connaît encore mal l’intérieur du pays, mais à mesure que la maîtrise du territoire s’affirme, les fuyards doivent se faire de plus en plus discrets. En conséquence, “les traces archéologiques du ‘marronage’ sont très faibles”, constate Patrice Pongérard. On ne retrouve guère que quelques plantations de pommes de terre dans des zones escarpées, ou certains sentiers. Mais, peut-être, la toponymie est-elle la plus explicite. Par exemple, Salazie vient d’un terme malgache signifiant “bon campement”. La présence de ces esclaves hante toujours la Réunion.

- À lire : Le Patrimoine des communes de la Réunion, Flohic éditions, 2000, 510 p.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°141 du 25 janvier 2002, avec le titre suivant : De la plantation à l’usine

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