Chronique

Vous avez dit "Starchitectes" ?

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 7 février 2018 - 582 mots

Néologisme.  Si l’on en croit Ngram Viewer, une application proposée par Google qui mesure la fréquence des mots dans des millions d’ouvrages, le terme « starchitect » serait entré dans ce corpus anglophone en 1986.

Son équivalent français a bientôt suivi et le XXIe siècle commençant a vu son installation dans le vocabulaire de la critique, pas toujours en bonne part. On peut se demander pourquoi notre époque a éprouvé le besoin d’inventer un tel vocable. La relation de nos sociétés à l’architecture a-t-elle vraiment à ce point changé, qu’il ait fallu créer cette catégorie à part ? Il faut croire que oui.

Assurément la Renaissance avait franchi un pas décisif quand Vasari, dans ses Vies des plus excellents artistes, peintres, sculpteurs et architectes de son temps, avait aménagé, face au triomphe des peintres, une petite place aux architectes, sortis de la condition médiévale de maître d’œuvre. Il n’en reste pas moins que les disgrâces d’un artiste aussi prestigieux que Le Bernin montrent bien que si Urbain VIII ou Louis XIV savent faire servir à leur gloire le génie d’un artiste, le rapport de forces continue à jouer en faveur du prince.

Le vrai basculement a bien eu lieu récemment, dans la seconde moitié du XXe siècle pour être précis. D’un côté, la religion artistique commence à dresser le piédestal des grands bâtisseurs à la hauteur de celui des grands peintres. La fondation du Pritzker Prize, en 1979, toujours présenté comme « le Nobel de l’architecture », a couronné cette évolution. Une figure nouvelle apparaît même à l’horizon, celle de l’architecte-penseur, dont Le Corbusier est le modèle. Non qu’un Vitruve ou un Blondel n’aient pas « pensé » leur art, mais l’ambition politique – au sens total du mot – du père de la Charte d’Athènes le situe à un autre niveau. À partir de ce moment il ne devient plus absurde de voir certains hommes de l’art comme autant d’« intellectuels ». L’un d’entre eux, Philip Johnson, est, précisément, le premier lauréat du Pritzker Prize.

En miroir de cette reconnaissance s’affirme une démarche tendant à mettre en scène l’autonomie du « geste architectural » par rapport à la commande. Il est significatif que le terrain sur lequel s’est manifestée de la manière la plus éclatante cette nouvelle tendance ait été le musée, établissement voué à la reconnaissance culturelle. L’« effet Guggenheim », en fait, est double : le premier remonte à 1959, avec l’ouverture du musée de New York, qui fait exploser la sagesse des dispositifs muséaux traditionnels : on se met à visiter le musée de la Cinquième avenue autant pour le contenant, signé du premier héros architectural américain, mort juste avant son ouverture, que pour son contenu. En 1977, l’ouverture de Beaubourg impose définitivement dans le public l’image du bâtiment autonome. Vingt ans plus tard la transformation d’image que le Guggenheim de Bilbao induit pour la ville convainc les commanditaires de l’éminente capacité du « starchitecte » à stariser un lieu.

Le rapport de force s’est inversé. Les aménageurs de Londres ou d’Abou Dhabi, tout comme Bernard Arnault à la Fondation Vuitton ou François Pinault à la Bourse du commerce savent ce qu’ils font quand ils obtiennent la signature d’un Frank Gehry ou d’un Tadao Ando, gloires consacrées de leur vivant, au contraire d’un Frank Lloyd Wright ou d’un Le Corbusier. Le tout, on le voit, au prix d’un paradoxe : s’il y a bien un art collectif, c’est bien l’architecture. Le jury du Pritzker Prize vient, en 2017, de couronner un collectif, l’agence catalane RCR : exception ou signe des temps ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°494 du 2 février 2018, avec le titre suivant : Vous avez dit « Starchitectes » ?

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