Histoire de l'art

Relecture Révision

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 22 décembre 2020 - 734 mots

Relecture - C’est l’histoire d’un modèle qui a retrouvé, plus de deux siècles après avoir posé, son identité. En 1800, Marie-Guillemine Laville-Leroulx, épouse Benoist, expose au Salon le Portrait d’une négresse. Ce n’est pas la première fois qu’un artiste portraiture une personne à la peau noire – en 1798, Girodet exposait le Portrait du citoyen Belley, député de Saint-Domingue –, mais c’est la première fois qu’une femme peintre réalise le portrait d’une autre femme noire. Marie-Guillemine Benoist s’était bien essayée à la peinture d’histoire. En 1790, elle peignit L’Innocence entre le vice et la vertu, dans lequel elle donnait au vice les traits d’un homme. C’est pourtant dans le genre « mineur » du portrait, volontiers laissé aux dames, que la brillante élève de Vigée Le Brun et de David fera finalement carrière. C’est ainsi, que vers 1800, Benoist profite du passage à Paris de son beau-frère, exploitant dans les Antilles, pour portraiturer sa domestique, esclave affranchie. Le tableau reçoit un accueil mitigé. Il faut dire que le modèle est représenté avec dignité, sans ses stéréotypes habituels, dans le plus pur jus néoclassique. La femme est assise de trois quarts dans un fauteuil médaillon, le regard tourné vers le spectateur. Son vêtement à l’antique retombe sur son buste, dévoilant un sein sous lequel, à l’instar de La Fornarina de Raphaël, la jeune femme repose sa main. Avec subtilité, l’artiste a disposé sur sa toile les couleurs de la République, dans le bleu du fauteuil, le blanc du vêtement et le rouge de la ceinture. Finalement, Portrait d’une négresse est moins le portrait d’une servante noire qu’une peinture d’histoire, une histoire en marche depuis l’abolition de l’esclavage le 4 février 1794.

Acquis par le Louvre en 1818, ce tableau va devenir au fil des ans l’un des chefs-d’œuvre du musée, une « Joconde noire », quand, dans le même temps, l’histoire oubliera le nom de l’artiste qui l’avait peint… Un comble. À l’orée des années 2000, son titre devient cependant trop encombrant ; on lui préfère alors Portrait d’une femme noire , plus correct. Il faudra toutefois attendre 2018 et la publication d’une biographie de l’artiste [Marianne Lévy, Marie-Guillemine Laville-Leroulx et les siens, L’Harmattan] pour que le modèle retrouve enfin, deux cent dix-huit ans plus tard, son nom : Madeleine. C’est ainsi que ce merveilleux tableau ouvrait en 2019 l’exposition « Le Modèle noir », au Musée d’Orsay, avec son nouveau cartel : Portrait de Madeleine .

Révision -  Deux camps se sont affrontés tout au long du XXe siècle. Pour le premier, l’art se suffisait à lui-même, l’œuvre ne pouvant être pensée en dehors d’une histoire formelle de l’art. Pour le second, l’œuvre d’art était au contraire un objet complexe, incompréhensible sans son contexte culturel, économique et social. Cette dernière conception de l’art a aujourd’hui gagné. Il est désormais entendu que l’histoire de l’art se situe à la croisée des sciences humaines et sociales ; que la discipline se nourrit tout à la fois de l’histoire de la pensée, de celle de la politique, de l’économie, de la littérature, comme des sciences et des techniques. Toutefois, ces dernières années ont vu apparaître une nouvelle dimension à l’histoire de l’art : son approche anthropologique. L’histoire du Portrait de Madeleine est symptomatique de l’influence que les sociétés ont sur la lecture des productions artistiques. Cette découverte n’aurait en effet pas été possible sans les mouvements de reconnaissance des artistes femmes et de lutte contre le racisme engagés depuis une vingtaine d’années.

Voilà pourquoi l’histoire de l’art est si passionnante. Discipline vivante, elle est certes en prise avec le passé, mais aussi avec le présent. Ce numéro spécial de L’Œil, que nous vous avons préparé en réponse à la fermeture des musées, en témoigne. De l’art pariétal à l’art urbain, il recense quelques-unes des découvertes récentes qui bouleversent la lecture de l’histoire. C’est l’étude d’une grotte sur l’île indonésienne de Sulawesi qui déplace l’acte de naissance de la création ; c’est le regard nouveau porté sur le Moyen Âge qui amène à réviser la chronologie, y compris de la Renaissance ; c’est la redécouverte de l’œuvre d’Artemisia Gentileschi qui oblige à repenser la place des femmes artistes à la période baroque ; c’est aussi l’intérêt porté aux foyers artistiques « secondaires » qui permet d’esquisser une histoire mondiale de l’art… Autant de relectures liées aux grands enjeux de société actuels : la mondialisation, la lutte des genres, etc. Et s’il était temps de réviser l’histoire de l’art ?

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : Relecture Révision

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