Société

Oser Joséphine

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 12 décembre 2021 - 644 mots

PARIS

L’histoire est assez étonnante, avouons-le. Y avoir participé ne retire rien à l’étonnement que l’auteur de ces lignes peut ressentir, quelques jours après.

Joséphine Baker en 1948 © Photo Studio Harcourt
Joséphine Baker en 1948.

Tout a commencé en 2013, avec une tribune de Régis Debray parue dans Le Monde, par laquelle il intervenait dans le petit jeu très français des panthéonisations, en proposant de faire entrer Joséphine Baker dans ce lieu de mémoire (monumentum) par excellence, dont la France, en 1791, a inventé la formule.

Initiative individuelle, cette tribune n’a, en son temps, débouché sur aucune mobilisation collective. Elle avait cependant semé une petite graine : nous avions été quelques-uns à nous rendre compte, grâce à elle, qu’en effet « Joséphine » – selon la formule à la mode – cochait bien des cases : femme et noire, étrangère naturalisée et résistante française, militante des droits civiques aux États-Unis et gaulliste indéfectible lors de Mai-68, mère d’une « tribu arc-en-ciel ». Mais ce n’est qu’au début de cette année, 2021, grâce à l’énergie et au sens de l’organisation de Laurent Kupferman, que la campagne a été lancée.

Pour y avoir été associé dès le début, je dois reconnaître que Laurent Kupferman et moi avons été les premiers surpris de la promptitude avec laquelle Emmanuel Macron s’est saisi de cette proposition pour en faire un projet présidentiel – annoncé fin août – et plus surpris encore de sa décision de la mettre à exécution dans un délai d’à peine plus de trois mois. Pour ceux qui voudraient comprendre le sens des institutions politiques de ce pays, il suffira de faire remarquer que sous les Troisième et Quatrième Républiques les choix des panthéonisés dépendaient du Parlement, sous la Cinquième République, du seul président. Cette efficacité présidentielle contraste, au reste, avec les hésitations et volte-face des assemblées parlementaires, illustrées par l’expulsion de certains hommes politiques qui n’avaient plus l’heur de plaire (Marat, Lepelletier, Mirabeau) ou par l’oubli étrange de René Descartes, dont la panthéonisation, décidée en 1795, attend toujours sa mise en œuvre…

Il y aurait – il y aura – beaucoup à dire sur la signification de cette campagne, de cette décision et de son accueil, lequel a été très largement positif. Le public a, dans l’ensemble, découvert Joséphine, et, à chaque pas, a pu se rendre compte qu’elle était, en effet, un choix pertinent dès lors que l’on reste fidèle à la philosophie qui a présidé à l’ouverture puis à la réouverture définitive (1885) de ce temple de la nation, plus connu des étrangers que des Français. Une meilleure connaissance des détails de la biographie de cette personnalité sortant de l’ordinaire a ajouté aux arguments initiaux d’autres légitimités encore – y compris la bisexualité ou encore le soutien spectaculaire à Fidel Castro, en 1966, pour le lancement d’une mythique « Tricontinentale », tentative inaboutie de construction d’un tiers-monde progressiste.

Elle a permis aussi de faire témoigner Joséphine sur une grande question d’actualité, à contre-courant de certains discours radicaux. Ce témoignage enrichit en effet la notion d’« engagement ». Face au modèle standard de l’intellectuel façon Hugo ou Zola, on a ici affaire à un itinéraire d’exception où une artiste de music-hall, cantonnée dans les zones méprisées de la culture populaire, s’engage, sa naturalisation obtenue, dans la lutte contre l’antisémitisme, met dès 1939 ses actes en accord avec son patriotisme, sans souci du discrédit symbolique ni du danger physique, et ne cesse plus dès lors, jusqu’à la fin, de mettre sa popularité au service de causes universelles. Comme l’un de ses membres, Brian Bouillon-Baker, n’a pas manqué de le dire la veille de la panthéonisation à l’ambassade des États-Unis, la « tribu arc-en-ciel », clé de voûte des combats philosophiques de Joséphine, est en soi un manifeste universaliste, proposé à des sociétés où les logiques identitaires de droite comme de gauche, racistes comme racialistes, se font chaque jour entendre avec plus de force. Face à la guerre de chacun contre chacun, il est peut-être temps d’oser Joséphine.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°579 du 10 décembre 2021, avec le titre suivant : Oser Joséphine

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