Tribune

Maya Picasso est bien vivante

Par Maya Widmaier-Picasso · Le Journal des Arts

Le 2 janvier 2013 - 1157 mots

Une expérience de vie ne se « délègue » pas
En avril 2012, Claude Ruiz Picasso a soumis à ma signature et à celle des autres héritiers de Pablo Picasso une « lettre circulaire à destination des opérateurs du marché de l’art », pour se voir donner l’autorité, en sa qualité d’administrateur de la succession, « pour statuer sur les demandes d’authentification émanant du marché » et rendre seul des avis « au nom de la Succession Picasso, c’est-à-dire des cinq membres composant celle-ci ».

J’ai refusé de signer cette lettre-circulaire. Tous les « opérateurs du marché de l’art » savent que, pendant près de vingt-cinq ans, j’ai donné mon avis sur l’authenticité de nombreuses œuvres de mon père sans que cela fasse l’objet d’une quelconque contestation de la part des autres membres de la succession. Ces avis m’ont été demandés parce que j’ai partagé la vie de mon père et en raison de l’expérience que j’ai acquise par attention et amour pour son œuvre, une création dont j’ai été le témoin pendant près de vingt ans. Une expérience de vie ne se « délègue » pas. J’avais répondu à mon frère que, même avec la meilleure volonté du monde, je ne pouvais lui donner mandat de rendre un avis en mon nom, puisqu’un tel avis aurait été le « sien » et non le « mien ».

Tutelle ou tombeau
Claude Ruiz Picasso s’est passé de ma signature. Il a obtenu celle des autres membres de la succession et a largement diffusé cette lettre circulaire le 12 septembre dernier, non plus en sa qualité d’administrateur de la succession, mais en sa qualité d’héritier. Il y est précisé que ses avis seront rendus au nom des seuls quatre signataires de cette lettre, c’est-à-dire d’Anne Paloma Picasso, de Marina Picasso, de Claude Ruiz Picasso et de Bernard Ruiz Picasso et qu’ils « seront les seuls avis officiellement reconnus par ces derniers ». Mon frère Claude n’a pas jugé utile de m’adresser copie de cette nouvelle lettre circulaire dont j’ai pris connaissance par un article paru dans le Journal des Arts, le 5 octobre 2012, comme on prend connaissance d’un faire-part de décès, en l’occurrence le mien.

Me voici donc « officiellement » mise au ban de la succession, et du « marché de l’art », puisqu’il a été « décrété », par avance, que tout avis que je pourrais désormais donner à ceux qui m’en feraient la demande n’aurait, en tout état de cause, aucun crédit « officiel ».

Les rédacteurs de cet article, rapportant les propos de Madame Claudia Andrieu, juriste de la succession, écrivent que « Maya, âgée de 77 ans maintenant, traitait "avec passion" depuis longtemps plusieurs centaines de demandes annuelles. Mais c’est Claude qui a été choisi pour représenter les autres et "sécuriser l’opinion" ».

Je ne serais donc plus en « âge » d’émettre la moindre opinion sur l’authenticité d’une œuvre de mon père, ce que j’avais fait jusqu’à présent « avec passion », autrement dit sans véritable discernement ce qui rendrait nécessaire une reprise en main afin de « sécuriser » le marché. La signature que l’on avait exigé de moi n’était donc rien d’autre qu’une autorisation de placement sous tutelle « pour mon bien » et celui du marché. Et, puisque j’ai refusé un tel placement, me voici mise au tombeau.
Et bien, je tiens à rassurer le « marché » : je suis vivante et continuerai à donner mon avis, qui ne sera revêtu d’aucun sceau « officiel » si ce n’est celui de mon expérience. Les « opérateurs du marché » s’adresseront à moi s’ils le souhaitent, comme ils l’ont fait par le passé, ou à mon frère, dont je ne m’autoriserais pas à récuser par avance les avis, ou encore à tout autre « sachant » qu’ils estimeront suffisamment éclairé. Tout cela me conduit à faire les remarques suivantes sur le sort de ce que l’on appelle à tort le « pouvoir » d’authentification. En premier lieu, il me semble important d’indiquer qu’il ne s’agit ni d’un « pouvoir » ni d’un « droit » patrimonial pouvant être transmis, cédé ou encore délégué. Celui-ci ne relève pas du monopole d’exploitation attaché à l’œuvre d’un artiste.
Aussi, la qualité d’« administrateur de la succession » dont se prévaut mon frère Claude Ruiz Picasso ne lui confère aucune prérogative particulière en matière d’authentification. L’authentification ne procède pas davantage du droit moral qui, lui, peut être exercé collectivement. Elle se rattache à la seule expérience, ou encore à la seule « expertise » que chacun peut acquérir selon l’intérêt qu’il porte à l’œuvre elle-même et le « rapport » (artistique, historique, spirituel et, par conséquent, « extra-pécuniaire ») qu’il peut entretenir avec celle-ci.

En l’occurrence, le nom que je porte ne me confère aucune « autorité ». Ce n’est pas parce que je suis la fille de Pablo Picasso que je me sens autorisée à donner un avis. Je le fais parce que j’aime l’œuvre de mon père, ce qui m’a conduit à apprendre à regarder cette œuvre et à rassembler et mettre en perspective tous les documents qui s’y rapportent. C’est ce regard qui est ici en cause, pas seulement le mien, mais celui que plusieurs générations, je dirais même plusieurs époques, ont su entretenir et faire partager. Un regard qui souvent n’est plus, comme les œuvres elles-mêmes, pris en considération. Le fait de vouloir transformer ce regard en « estampille », autrement dit en « marque », montre quelle « substitution de valeurs » est aujourd’hui en œuvre. Le tableau n’est plus que le témoin encombrant du travail de l’artiste dont seule la signature compte. Le gage d’authenticité de l’œuvre n’est plus l’œuvre elle-même qu’il fallait savoir regarder, il est inscrit sur un bout de papier dont on nous dit qu’il sera bientôt « dématérialisé » sous la forme d’une « griffe » numérique. Je ne suis pas certaine que cette « dissociation » serve les intérêts des artistes et de leurs ayants droit ni même ceux des « opérateurs du marché de l’art ».

La seule garantie, en matière d’authentification, demeure la connaissance. C’est elle qu’il faudrait mettre en valeur et favoriser afin qu’apparaissent de nouvelles générations d’amateurs éclairés. Je terminerai par une remarque amusée. La juriste de la succession Picasso indique aux rédacteurs de l’article du Journal des Arts qu’en 1991, le comité Picasso avait disparu « parce que certains marchands furent à l’époque désireux d’introduire sur le marché des œuvres de provenance douteuse ».

C’est donc ce qui justifierait la nouvelle organisation mise en place par mon frère. Or à l’époque aucun membre de ce comité n’avait émis d’objection sur l’authenticité des œuvres auxquelles il est fait allusion. Une certaine « Maya », qui n’avait pourtant pas été convoquée à ce comité, fut la seule à relever le caractère apocryphe de leur signature.

Chers « opérateurs du marché de l’art », à vous de voir !

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°382 du 4 janvier 2013, avec le titre suivant : Maya Picasso est bien vivante

Tous les articles dans Opinion

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque