Art moderne

Le Jour où… Matisse accepte de construire la chapelle de Vence

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 22 décembre 2020 - 580 mots

Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer. Ce mois-ci Matisse et la chapelle de Vence.

Vous vous souvenez de cette annonce que vous aviez fait passer dans la presse locale ?Oui, de chaque mot : « L’artiste, Henri Matisse, cherche une infirmière de nuit, jeune et jolie. »Vous n’avez pas dû être très content, quand vous m’avez vu arriver ?Oh si, au contraire. C’est après, n’est-ce pas, que ça a été difficile…Lorsque j’ai pris le voile ?Oui, vous n’avez plus jamais voulu poser pour moi. J’aimais tant vous peindre, avec vos bras en fuseau où on ne voit aucune articulation. Et puis vos cheveux, la masse splendide de vos cheveux. Je ne connaissais presque rien à la peinture. Je n’étais pas très heureuse du portrait que vous aviez fait de moi. Moi, je voulais un beau portrait, et vous, vous aviez l’air furieux. Vous m’avez dit que s’il s’agissait de faire ressemblant, une photo ferait mieux l’affaire ! Vous avez dû me prendre pour une idiote. Non, Monique, bien au contraire. Au moins, vous, vous ne m’appeliez pas Maître. C’était ravissant, quand vous pensiez le contraire.S’il vous plaît, appelez-moi sœur Jacques-Marie, c’est mon nom désormais. Dites-moi, vous les aimiez bien, quand même, nos séances de travail à l’hôtel Régina ?Oui, malgré vos exigences. Arriver à l’heure, se laver les cheveux avant de venir afin qu’ils soient bien souples. Un jour, pour vous faire enrager, j’ai menacé de me les couper !Nous nous taquinions, n’est-ce pas ? C’était comme un lieu de paix au milieu de la guerre. Et puis, sans rien dire, vous me nourrissiez. Il n’y a que chez vous que je trouvais du sucre et du lait. J’étais là pour m’occuper de vous, mais, vous le savez bien, vous vous occupiez de moi aussi. Est-ce vrai, ce que l’on m’a dit, que vous aviez arrêté de travailler pendant plus de deux mois, après mon entrée au noviciat ?Vous étiez le foyer de mon énergie. Il m’a fallu ce temps-là, pour accepter. Maintenant, j’ai compris. Nous ne sommes pas séparés, nous sommes liés, aussi liés qu’avant, mais d’une autre façon. J’ai, comme vous, toutes mes forces portées vers le même horizon spirituel, et mon effort ne diffère qu’apparemment du vôtre. Vous savez comme je travaille. Nous avons des routes qui se côtoient dans la même région spirituelle.Quelque chose nous sépare cependant, désormais, quelque chose d’essentiel. Mais quoi, à la fin !?Les sacrements.Je n’ai pas de leçon à recevoir au bout de ma vie de sacerdoce, je n’ai pas eu besoin de sacrement pour glorifier la créature tout au long de ma vie… Vous priez pour moi ? Merci ! Demandez à Dieu de me donner, dans les dernières années, la lumière de l’esprit qui me tiendrait en contact avec lui, qui me permettrait de terminer ma carrière, longue et laborieuse, par ce que j’ai toujours cherché : rendre aux aveugles sa gloire évidente par nourriture exclusivement terrestre. Vous êtes encore plein de colère.Je suis plein d’impatience, et de désir de faire. Pardonnez-moi, vous m’avez remué. Vous parvenez à me faire dire des choses que je ne formule jamais avec des mots. Avouez quand même qu’il y a entre nous une sorte de flirt… Je préfère dire « fleurte », car c’est comme si nous nous jetions des fleurs à la figure, des roses effeuillées. Allez, je vais la construire votre chapelle, et je me charge des vitraux !

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : Le Jour où…Matisse accepte de construire la chapelle de Vence

Tous les articles dans Opinion

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque