Le Jour où… Jeanne Hébuterne s'est défenestrée

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 1 mars 2018 - 559 mots

Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.

Amedeo Modigliani (1884-1920) et Jeanne Hébuterne (1898-1920) photographiés en 1915 ou 1916 par le marchand et collectionneur Paul Guillaume dans l'atelier parisien de Modigliani
Amedeo Modigliani (1884-1920) et Jeanne Hébuterne (1898-1920) photographiés en 1915 ou 1916 par le marchand et collectionneur Paul Guillaume dans l'atelier parisien de Modigliani

Amedeo, mon amour, C’est à toi que j’écris cette lettre alors que tu n’es plus là. Ils diront une fois encore que je suis folle, mais cela m’est bien égal. Ils diront que j’étais folle parce que, lorsque quelqu’un trouvera cette lettre, moi, c’est toi que j’aurai retrouvé. Je suis chez mes parents, tu sais Amedeo. Ils n’ont pas pu me fermer leur porte, cette fois-ci. Qu’est-ce qu’auraient dit les voisins ? Des gens si bien, des catholiques pratiquants, dont la fille n’avait rien trouvé de mieux que de se mettre en ménage avec un peintre italien, et un juif en plus de cela… Comme dirait ma mère, le ver était déjà dans le fruit. C’est quand même mon frère, André, peintre lui aussi, qui m’a emmenée le premier rue de la Grande-Chaumière, à l’Académie Colarossi. Le voilà bien puni de m’avoir fait croquer la pomme, ce pauvre André : astreint à me surveiller nuit et jour par mon cher comptable de père qui a bien peur que je me fiche par la fenêtre. Un cadavre dans la cour de l’immeuble, ça serait du pire effet. Mais ne t’inquiète pas, Amedeo, mon frère relâchera bien sa surveillance un instant. Un instant, ça sera suffisant pour enjamber la rambarde et te rejoindre enfin. Je n’arrête pas de pleurer, vois-tu, pourtant je n’ai pas peur. Si tu me voyais comme je suis à l’instant, je crois que tu aurais envie de faire mon portrait, comme tu l’as fait tant de fois. Tu as toujours préféré me peindre avec les yeux bleus, alors qu’ils sont d’un vert pâle. Eh bien, je crois qu’à force d’être noyés de larmes, ils sont devenus tels que tu les voyais ! J’ai tellement aimé ta façon de me regarder. Je sais bien que l’on me trouvait belle. Les mauvaises langues disaient même que c’était là mon plus grand talent. Foujita, qui m’aimait bien, m’a peinte une fois comme une Japonaise, avec des yeux sombres qui semblaient flotter sur mon visage tels deux petits nuages. Mais toi, Amedeo, toi, tu me voyais vraiment. Combien de fois ai-je posé pour toi ? Combien de fois me suis-je assise sur l’unique chaise de notre logement, avec cette sensation, soudain, d’être nue ? J’aurais pu rester comme ça pendant des heures, immobile comme une de tes sculptures, la tête légèrement penchée comme tu me le demandais, à te regarder me peindre. Oui, dans ses longues séances qui n’étaient qu’amour, je te regardais aussi intensément que tu le faisais et, souvent, j’avais l’impression de t’avoir peint autant que tu m’avais aimée. Les autres m’appellent « Noix de coco » sous prétexte que j’ai le teint blanc et des cheveux châtains aux reflets roux… Toi, tu m’appelais simplement Jeanne, et c’était bien. Oh, Amedeo, je viens de sentir bouger le bébé. Mon Dieu, que dois-je faire ? Ma mère, qui a un avis sur chaque chose, m’a dit que ce sera un garçon. La pauvre, que son Dieu me pardonne, mais je ne peux pas. Tu n’es plus là, dans un instant je ne serai plus là. N’aie pas peur mon amour, moi je ne crains rien, j’arrive…
 

« Modigliani »,
jusqu’au 2 avril 2018, Tate Modern, Bankside, Londres (Grande-Bretagne), www.tate.org.uk

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°710 du 1 mars 2018, avec le titre suivant : Le Jour où… JEANNE HÉBUTERNE S’EST DÉFENESTRÉE

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