Le jour de l’année 1914 où...

Fernand Léger a terminé son 14 juillet

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 16 avril 2014 - 577 mots

Et si c’était mon dernier tableau ? Alors que l’adieu soit à proportion de ma passion ! J’aurais tellement aimé continuer à peindre.

Mais demain, ça sera la guerre, et il faudra partir. J’ai 33 ans et je ne crois pas aux miracles. Je vais être incorporé dans le génie, cette guerre va me prendre et m’empêcher de réaliser ce que je voulais. Et puis, avec ma grande gueule et mon allure de brute, ils vont certainement me coller en première ligne. Ils disent que ça ne va pas durer très longtemps, mais, pas très longtemps, c’est déjà trop long quand on est artiste. La guerre, c’est lent, alors que la vie, aujourd’hui, c’est la vitesse. Tout ce qui se fait maintenant est plus complexe et malgré tout plus rapide. La vie va sans aucun doute du simple au complexe mais, malgré tout, elle gagne en rapidité. Le but de la vie, c’est de multiplier les sensations. Le plus heureux, c’est celui qui enregistre le plus dans le minimum de temps. C’est le jouisseur moderne. Toutes les inventions modernes viennent d’ailleurs à lui pour lui permettre de satisfaire son besoin de vitesse. Alors la guerre, quel désastre, une vraie tragédie qui va casser ma vie et mon œuvre en deux ! La seule bataille qui m’intéresse, c’est la bataille des couleurs que je livre chaque jour, pinceau à la main. Je voudrais arriver à des tons qui s’isolent, un rouge très rouge, un bleu très bleu. Delaunay va vers la nuance, et moi carrément vers la franchise des couleurs et du volume. En 1912, j’ai trouvé des couleurs pures inscrites dans une forme géométrique. C’est mieux que les canons, ça. Et c’est plus franc : une forme simple, une couleur violente, la voilà la belle arme moderne ! D’ailleurs, moi, les Allemands, je n’ai rien contre eux. J’y ai été, en Allemagne, et on s’est très bien compris. L’an dernier, et puis cette année encore, je suis allé à Berlin pour faire des conférences sur ce que j’ai appelé la loi des contrastes de couleurs et de formes. Un monde nouveau est en train de naître, il lui faut un nouvel espace, rien que les moyens bidimensionnels de la peinture, lignes courbes contre lignes droites, surfaces colorées contre surfaces blanches. C’est ce que j’ai mis dans le tableau que j’ai achevé ce matin, Le 14 juillet. Attention, ce n’est pas du tout une rue pavoisée façon Monet. Moi, je suis aux antipodes de l’impressionnisme. C’est juste une fête populaire dans un paysage urbain moderne : les couleurs primaires du drapeau qui envahissent tout l’espace, quelques traits noirs qui disent l’effervescence de la fête. Ah, ce sont les jours heureux que j’ai voulu saisir, mais j’ai bien peur que mes contrastes de formes ne préfigurent d’autres conflits bien plus violents. Après l’avoir terminé, j’ai nettoyé mes pinceaux, puis j’ai rangé l’atelier, comme je le fais chaque jour, en prévision du lendemain. Mais demain, je ne serai plus là. Alors je me suis assis, j’ai allumé une cigarette, et je me suis abîmé dans la contemplation du chaos que je venais de faire surgir. Si je reviens de tout ça, il faudra que je garde ce tableau, comme un signe que le passé fait à l’avenir. Je suis tout de même encore assez jeune, assez vivant pour être, moi aussi, si le Dieu de ma mère me le permet, pour être de la grande génération d’après la guerre !

« Le 14 juillet » de Fernand Léger est visible dans les collections permanentes du Musée national Fernard Léger, 255, chemin du Val de Pôme, Biot (06)
www.musees-nationaux-alpesmaritimes.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°668 du 1 mai 2014, avec le titre suivant : Fernand Léger a terminé son 14 juillet

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