Art contemporain

Demain, qu’appellera-t-on « art » ?

Par Jacques Attali · Le Journal des Arts

Le 2 mars 2018 - 583 mots

Le sens de tous mots, dans toutes les langues, varie avec le temps et les lieux. Ainsi du mot « art », dont chacun croit connaître le sens, et qui pourtant, plus qu’aucun autre, est fluctuant.

D’une part, l’art désigne toutes les activités de représentation du réel visant à le transcender ; il cherche à dépasser la raison pour atteindre l’âme et utilise pour cela toutes les techniques d’une époque. Peinture, récit, musique, danse, poésie, théâtre, sculpture, roman, photographie, cinéma, en sont les formes successives. D’autre part, et c’est moins évident, une œuvre d’art, sous toutes ses formes, raconte toujours une histoire ; elle emporte toujours le spectateur dans un voyage. Même une œuvre musicale est un récit ; et pas seulement quand elle s’accompagne de paroles.

Cela a sans doute commencé par l’image, il y au moins 50 000 ans, quand les hommes de Néandertal ont entrepris de raconter des histoires sur les murs des grottes. Et, au même moment, par la musique, le chant et le récit ; même si on n’en pas de trace jusqu’à l’invention, très récente, de l’écriture. Ensuite, l’art a utilisé toutes les formes de communication de chaque époque.

Aujourd’hui, le mot « art » semble exclure des pans entiers de ce qui le constitue : quand on parle « d’art contemporain », personne ne pense plus à la musique, à la danse ou à la littérature. Le mot ne semble plus désigner que les arts visuels, de la peinture au cinéma, de la performance aux vidéos. Il y a à cela une explication : alors que, dans le passé, bien des formes de communication coexistaient, aujourd’hui nous vivons dans une tyrannie de l’image, qui impose une façon de raconter des histoires et qui monopolise, ou presque, le nom d’art.

Alors, si on appelle « art » que ce qui transfigure le mode de communication dominant, qu’appellera-t-on art, demain ? Pour longtemps encore, ce sera sûrement l’image et tout ce qui l’environne. Puis, d’autres formes surgiront, sans doute liées à de nouvelles formes de communication, directes d’un cerveau à un autre. Toutes les recherches actuelles sur l’intelligence émotionnelle, et sur la façon de la stimuler, associées aux neurosciences et au numérique, laissent en effet entendre qu’un jour prochain – plus prochain qu’on ne le croit –, on communiquera directement d’un cortex à un autre, sans le support du langage ou de l’image. Une tout autre forme d’art apparaîtra, qui sera échange d’émotions pures. Cela pourra être sous forme d’exercices de méditation, de concentration ou de dépassement, auxquels préparent bien des techniques tibétaines. Plaise au ciel qu’on n’aille pas un jour chercher cette nouvelle forme d’art, cette émotion pure dans des produits chimiques, des neuroleptiques, des drogues, qui pourraient se prétendre des formes d’accession neuve à une certaine immanence du réel ; des façons nouvelles de raconter des histoires. Un « artiste » serait alors celui qui aurait mis au point un cocktail particulier de produits chimiques visant à susciter des émotions particulières et à emmener dans un voyage. L’œuvre est alors activée par le spectateur ; et ce n’est pas loin de ce que recherche déjà, tout autrement, dès aujourd’hui, l’art minimaliste. C’est peut-être cela qu’annonce, dès aujourd’hui, l’invasion de nos sociétés par les drogues.

Si tel était le cas, l’art aurait participé à l’anéantissement d’une civilisation. Il ne suffit pas de le savoir pour l’empêcher. Il faut encore admettre que telle est la pente naturelle de l’Histoire, avoir le courage de tout faire pour l’éviter et le dépasser, ce qui est évidemment à notre portée.

 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°496 du 2 mars 2018, avec le titre suivant : Demain, qu’appellera-t-on « art » ?

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