Amateur de belles lettres

Dispersion de la bibliothèque littéraire de Gwenn-Aël Bolloré

Le Journal des Arts

Le 25 janvier 2002 - 738 mots

Ami des lettres, éditeur, membre de jurys littéraires, Gwenn-Aël Bolloré (1925-2001) a consacré une grande partie de sa vie aux livres. En près d’un demi-siècle, il a réuni de nombreux et rares ouvrages, tous témoins importants de l’évolution et du renouveau de la littérature moderne. Constituée de 243 lots, sa collection, estimée entre 1 et 1,6 million d’euros, sera dispersée le 12 février par Sotheby’s dans ses locaux parisiens.

PARIS - Né en 1925 près de Quimper, Gwenn-Aël Bolloré était le plus jeune fils d’une famille d’industriels papetiers. Il fut donc naturellement conduit à assurer la vice-présidence des Papeteries Bolloré, créatrices du papier fin, un matériau nouveau qui trouva emploi auprès des éditeurs de bibles, de collections prestigieuses telles “La Pléiade” chez Gallimard ou encore dans l’industrie du tabac. Âgé de dix-neuf ans le 6 juin 1944, il fut l’un des 177 hommes à débarquer sur le sol normand dans le fameux commando Kieffer. Dans les années 1950, il se rapproche du milieu littéraire parisien, il rencontre les grands libraires – comme Henri Matarasso rue de Seine –, et se passionne pour l’avant-garde littéraire et artistique, particulièrement sensible à l’œuvre poétique d’Henri Michaux. Son intérêt pour la nouvelle scène littéraire le conduit alors à l’édition. En 1953, il coédite L’Arrache-Cœur de Boris Vian, puis, avec quelques amis, fonde les éditions de La Table Ronde qu’il préside de 1958 à 1988. Dans les années 1960, Gwenn-Aël Bolloré découvre l’océanographie. Il participe à de nombreuses expéditions, accompagnant entre autres le professeur Anthony, et consacre à ce champ d’étude plusieurs ouvrages ainsi qu’un musée qui abrite ses collections.
La bibliothèque de Gwenn-Aël Bolloré porte l’empreinte des nombreux centres d’intérêt d’un homme cultivé et curieux. Elle témoigne des relations et amitiés de l’éditeur dans le monde littéraire, mais également de ses goûts propres. Parmi les objets les plus anciens de la collection se trouvent deux carnets de voyage manuscrits de Max Jacob, estimés entre 6 000 et 9 000 euros chacun. L’auteur, originaire de la région de Quimper, était un proche de la famille Bolloré. Parmi les œuvres d’avant-guerre, deux objets sont particulièrement notables, un carnet manuscrit de dix-sept poèmes écrits par André Breton vers 1915-1916, qui a appartenu à Paul Eluard (30-45 000 euros), et surtout un exemplaire des Chants de Maldoror de Lautréamont, illustré par Salvador Dalí en 1934 (220-380 000 euros). Ce volume, présenté par la maison de vente comme le plus grand livre illustré surréaliste, comprend vingt-sept dessins originaux au crayon et à l’encre ainsi que douze épreuves de gravures signées et datées. Il s’inscrit dans la période la plus créatrice de l’artiste, celle dite de la paranoïa-critique.

Écriture “mescalinienne”
L’auteur le mieux représenté de la collection de Bolloré est son ami, le poète Henri Michaux. L’ensemble conséquent de 64 ouvrages comprend une pièce particulièrement rare, quinze pages d’écriture “mescalinienne” (estimées entre 60 et 90 000 euros). Réalisées dans le cadre des expériences que le poète menait sur les drogues, ces pages ont été manuscrites sous l’influence de la mescaline, hallucinogène puissant. Elles sont la retranscription littéraire de l’usage du stupéfiant. Dans Misérable miracle, publié en 1956, Michaux commente leur reproduction, considérant que la sensibilité qui marque ces pages pallie leur manque de lisibilité.
La pièce la plus attendue de la vente est constituée de quatre volumes formant un ensemble de 1 565 pages. Il s’agit du seul manuscrit autographe du dernier roman de Louis-Ferdinand Céline, Nord. Publié en 1960, “l’épopée foireuse” de Céline connut une fortune critique qui ramena l’auteur à l’avant de la scène littéraire un an avant sa mort. L’ensemble des quatre tomes, reliés par Mercher sur la volonté de Bolloré, est estimé entre 400 et 600 000 euros.
Les relations privilégiées que Bolloré entretenait avec le groupe des Hussards apparaissent clairement dans le nombre de volumes et de manuscrits qu’il possédait. Les quatre Hussards – Nimier, Blondin, Laurent et Déon – étaient publiés par les éditions de La Table Ronde. Cette partie de la collection lui confie une charge novatrice dont la rareté s’exprime particulièrement à travers trois manuscrits de Roger Nimier, dont le roman Les Enfants tristes (50-60 000 euros). Parmi les autres lots proposés se trouvent plusieurs volumes qui témoignent des différentes rencontres et amitiés entretenues par le collectionneur. Tour à tour dédicacés ou personnalisés, des pièces de théâtre de Jean Anouilh, des poèmes de Léo Ferré ou encore des romans d’Alphonse Boudard constituent, entre autres, la collection véritablement intime de Gwenn-Aël Bolloré.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°141 du 25 janvier 2002, avec le titre suivant : Amateur de belles lettres

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