Art ancien

Chardin - Le Bénédicité

Par Lina Mistretta · L'ŒIL

Le 14 mars 2011 - 1381 mots

Peintre du quotidien et de la vie silencieuse, Jean-Baptiste Siméon Chardin sait aussi atteindre l’universel dans ses scènes de genre.

Le Prado, à Madrid, consacre sa première rétrospective à Jean-Baptiste Siméon Chardin sous le commissariat de Pierre Rosenberg qui, déjà, avait organisé les grandes expositions de 1979 et 1999 consacrées au peintre. Le Bénédicité démontre que le maître des natures mortes sait aussi peindre des scènes familiales silencieuses.

Chardin naît à Paris et meurt au Louvre, sans jamais avoir quitté la capitale. Pourtant ses toiles sont les moins parisiennes de son siècle. Pour autant, ni solitaire ni méditatif, il est parfaitement au courant de ce qui se fait à Paris en peinture. Il se veut simplement hors du cadre, en marge de ce siècle d’apparat. Loin des chatoiements d’un Watteau ou des libertinages d’un Boucher. 

Durant sa formation, il entre dans l’atelier de Cazes, peintre du roi fort en vogue, et travaille ensuite avec Nicolas Coypel. La gravure lui apporte la popularité en répandant le « bruit de son talent ». La nature morte devient la spécialité de son génie. Il se consacre tout d’abord à la représentation de gibiers, poissons, fruits et ustensiles de cuisine. Son morceau de réception à l’Académie s’intitule La Raie et Le Buffet. Sa supériorité est incontestée dans ce genre, le plus inférieur dans la hiérarchie des genres reconnus. Qu’importe, il l’élèvera aux plus hautes conditions de l’art. 

Une scène en dehors du temps
Vers 1733, Chardin se consacre à la représentation de la figure humaine sans pour autant abandonner la nature morte. Comme en témoigne Le Bénédicité, peint en 1740. Ses scènes de genre fuient l’anecdote, les détails pittoresques, les références contemporaines, plaçant le décor, l’action ou le sujet hors du temps. 

La sincérité de son observation échappe à la manière superficielle et donne à ses sujets une portée universelle. Il emprunte aux peintres nordiques, dont les gravures circulent à Paris, les thèmes des natures mortes et la simplicité des scènes de genre. Il peint l’adulte dans son occupation la plus quotidienne, reproduit avec une tendresse particulière l’enfant sage et solitaire dans son jeu.

Chardin choisit dans ce qui l’entoure ce qui semble le plus banal, réduisant ce qu’il voit à l’essentiel : un univers au repos, sans histoire, sans fable, qui écarte l’action pour diffuser la valeur méditative des choses et débusquer la poésie cachée dans la trivialité du monde. Il multiplie les versions qui constituent des séries, travaillant parfois sur plusieurs tableaux simultanément.

Le retour exclusif aux natures mortes est une sorte d’accomplissement où l’artiste délaisse l’affect et la poésie pour plus de perfection. Ses compositions à l’équilibre fragile du début font place à des combinaisons complexes où le travail sur l’espace fait l’objet de réflexions sans cesse renouvelées. À partir de 1770, il se consacre à la technique du pastel. Le magistral Portrait de madame Chardin révèle la puissance de son exécution, l’audace et la liberté de sa touche qui consacrent ses talents exceptionnels de coloriste. Chardin, peintre de la vie quotidienne et des petites gens, aura durant son activité les collectionneurs qu’il mérite, tels Louis XV, Frédéric de Prusse ou le frère de Mme de Pompadour.

1. Les fillettes - D’un regard à l’autre
Dans un intérieur ni particulièrement modeste ni réellement bourgeois, une mère apprend à ses deux petites filles à réciter leur prière avant le repas. Le sujet est courant en ces siècles de ferveur chrétienne, et le thème a été traité à maintes reprises par les maîtres hollandais du XVIIe siècle. Cet acte est ramené à une scène banale où Chardin  exalte les vertus familiales.

Au vu de la composition, l’attention du spectateur est d’emblée attirée par la fillette qui se tient bien droite sur sa chaise d’enfant, ses deux mains jointes avec application, ses yeux levés vers sa mère guettant son regard approbateur. Elle a la douceur des enfants sages. La lumière dirigée crée sur la nappe blanche une émouvante boule d’ombre. De l’autre côté de la table, la grande sœur observe sa cadette, l’air inquiet. Son statut d’aînée lui confère ce comportement à la fois protecteur et supérieur et le sentiment délicieux de se sentir presque une adulte.

Chardin fait des enfants le point de mire de ses tableaux, à l’heure où ses contemporains les intègrent presque comme des accessoires. Ses compositions sont des romans silencieux habités d’enfants rêveurs et sages comme des images et d’adultes attentifs qui posent avec douceur leur autorité.
 
2. La mère - L’idéal féminin selon Chardin
D’abord capté par le jeu des fillettes, le regard glisse ensuite vers la mère dont le corps est penché au-dessus de la table. Elle s’oublie dans sa tâche, occupée à écouter « son pauvre petit oisillon bégayer son oraison ». Elle tient d’une main une assiette, de l’autre plonge la cuillère dans la soupière d’étain toute fumante. Son profil doux et régulier se découpe sur le fond sombre des murs. Elle est bien jolie dans son corsage ajusté, avec son exquise cornette dentelée bien mise, ses manchettes de mousseline et son soulier à rosette.

Pour l’observateur délicat qu’est Chardin, cette digne mère à l’élégance discrète représente l’idéal féminin : « Elle est le type de ces femmes auxquelles les hommes donnent leur confiance et leur respect, confient leur maison, la transmission et l’honneur de leur nom, leurs enfants, leurs joies intimes et leur fierté sociale... », selon selon un auteur anonyme d’un journal en 1848.
 
3. Les couleurs - Une harmonie aux tons sourds
Le jeu des trois regards, mère et filles, crée un cercle formel et un cercle de tendresse qui renvoie à deux autres cercles, celui de la table et celui des assiettes. Le cercle représente la perfection, l’absolu, mais aussi l’espace clos. L’univers de Chardin est un monde sans fenêtres, sans dehors, sans autre perspective que les murs rapprochés d’une pièce, hormis quelques rares portes ouvrant sur d’autres murs éclairés d’une lumière basse. Les fonds ombrés soutiennent les objets éclairés d’une lumière diffuse, étouffée… Les fonds opaques sont maniés de couleurs mêlées de vert sombre – virant au bleu – et de brun chaud travaillés de gris et de rouge. Cette couleur constante renvoie aux tapisseries des fauteuils aux tons éteints rayées de bandes du même vert, ocre foncé et rouge pâle, et encore aux vêtements mordorés de la mère, jusqu’au bonnet et au jupon rouge de la fillette. Les objets empruntent les couleurs du décor, les personnages deviennent des moments de composition du tableau.

De cette harmonie de tons sourds qui donne aux choses un halo mystérieux, Chardin fait monter la lumière du blanc crémeux des vêtements des fillettes et de celui plus nacré de la nappe, irradiant ainsi le centre de la composition.
 
4. Les ombres - Des objets décoratifs
La matière de la peinture de Chardin est faite de touches rompues, partagées par des frissons de lumière dense et papillonnante et des pans d’ombre. Il y a peu d’ombres scéniques dans les toiles du peintre. Les ombres des objets ne sont souvent que des pans privés de lumière. Les ombres portées et projetées sont rares et courtes, avec des erreurs de perspective.

Ici toutes se contredisent, chacune semblant émaner d’une lumière différente : l’ombre du tambour accroché au dossier de la chaise, celle de l’enfant projetée sur la nappe, la longue zébrure sur la nappe que projette la lame du couteau, le trait noir sous le bras de la mère, le pan d’ombre qui entoure le bas de sa robe et, enfin, l’ombre du chaudron à la droite du tableau. Leur fonction reste incertaine, elles sont moins des ombres que des effets ornementaux. Elles ne construisent pas les volumes. Les silhouettes sont pour la plupart plates et cernées, comme découpées dans la peinture même de la composition.

Biographie

1699 Naissance de Jean-Baptiste Siméon Chardin à Paris.

1724 Formé par Coypel et Cazes, il entre à l’Académie de Saint-Luc.

1728 Entre à l’Académie royale de peinture et de sculpture.

1740 Présenté à Louis XV, Chardin lui offre La Mère laborieuse et Le Bénédicité.

1752 Protégé du marquis de Marigny, il se voit accorder une pension de 500 livres par le roi.

1771 Sa maladie l’empêchant de peindre, il se consacre au pastel.

1779 Décède de la maladie de pierre dans son appartement des galeries du Louvre.
 

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Chardin (1699-1779) », jusqu’au 29 mai 2011. Musée du Prado, Madrid. Tous les jours sauf lundi, de 9 h à 20 h. Fermé le 1er avril et le 1er mai. Tarifs disponible sur le site de l’exposition. www.museodelprado.es L’exposition Chardin au Prado présente de façon chronologique l’œuvre complète de l’artiste français, depuis ses premières peintures, jusqu’aux pastels des années 1770 de la fin de sa carrière. C’est un événement pour l’Espagne qui n’a jamais consacré d’exposition à ce grand maître de la scène de genre et de la nature morte au XVIIIe siècle.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°634 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Chardin - Le Bénédicité

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