Le docteur Gachet, mécène ou faussaire ?

L'ŒIL

Le 1 février 1999 - 2225 mots

L’exposition du Musée d’Orsay, délocalisée au Grand Palais, nous entraîne dans les chemins d’Auvers, sur les traces d’un peintre malade et d’un médecin homéopathe qui n’hésitait pas à copier les œuvres de son patient. Récit de cette étrange relation qui dura soixante-dix jours et demeure entachée de suspicion.

L’histoire pourrait commencer ainsi : Le Portrait du docteur Gachet, conservé au Musée d’Orsay, est-il de la main même de Van Gogh ? Ou bien ainsi : le docteur Gachet, peintre à ses heures, a-t-il pu peindre cette œuvre ? Ou plus généralement : le docteur Gachet est-il un véritable ami des arts et des artistes ou un coquin faussaire ? Mais les enjeux sont d’importance. Il en va de la mort par suicide d’un homme, Van Gogh, qui n’aurait peut-être pas été soutenu alors que le désespoir et la solitude le submergeaient. Il en va aussi de la respectabilité d’un autre homme, le docteur Gachet, sorti de l’anonymat auquel sont voués des milliers de ses contemporains, pour la double et éminente raison qu’il connut Vincent Van Gogh et qu’il permit aux musées nationaux français, via son fils, d’effacer plusieurs décennies d’une politique d’acquisition aveugle. Il en va de l’authenticité de certaines œuvres qui sont, de loin, les plus chères du monde. Il en va peut-être pour finir d’une discipline, celle de l’histoire de l’art, toujours en devenir.

En gare d’Auvers-sur-Oise
L’histoire commence le 20 mai 1890, lorsque Van Gogh arrive à la gare d’Auvers-sur-Oise, une lettre de recommandation écrite par son frère Théo pour le docteur Gachet dans sa poche : « Monsieur, mon frère est seulement arrivé samedi dernier. Nous n’avons donc pu venir à votre consultation. Comme il ne veut pas se fatiguer trop à Paris, il a décidé de partir pour Auvers et d’aller vous voir. Vous verrez qu’actuellement il va très bien... » Le premier contact est excellent. Gachet apparaît à Vincent rien moins qu’un autre lui-même. Toutefois, Vincent ajoute qu’il trouve « excentrique » ce médecin affectant d’être un libre penseur. Dès le 25 mai, selon Paul – le fils du docteur Gachet –, Van Gogh aurait exécuté un premier portrait de Gachet, une première et unique gravure. Van Gogh est arrivé le 20 mai à Auvers mais la date, inscrite sur la plaque de cuivre d’une manière maladroite et hésitante, est d’une lecture ambiguë. Faut-il lire le 25 ou le 15 mai 1890 ? S’il s’agit du 15 mai, à quoi attribuer une telle aberration chronologique ? À l’hésitation de l’artiste obligé d’écrire à l’envers ou à sa distraction ? Ou à un rajout tardif visant à inscrire dans le temps cet exercice fugitif dont l’auteur aurait confondu 15 mai et 15 juin, autre datation possible de la gravure ? Gachet, à qui appartenait la plaque de cuivre, aurait-il essayé de faire passer pour œuvre de Van Gogh un autoportrait ? Si l’on sait que Van Gogh a exécuté une gravure chez Gachet dont il envoie une épreuve à son frère et une épreuve à Gauguin au milieu du mois de juin, on en ignore définitivement le sujet. On sait aussi et par ailleurs que Gachet se pique de gravure. Il possède une presse sur laquelle Cézanne et Pissarro se sont déjà exercés. Reste à considérer les gravures qu’il expose sous le pseudonyme de Van Ryssel, nom flamand de la ville de Lille où il est né en 1828. Les compositions sont maladroites, le trait maigre et agacé.
Quelques jours plus tard, le 3 juin, le docteur pose pour Van Gogh. Celui-ci le représente accoudé à une table vermillon, coiffé de sa casquette avec l’« expression navrée de notre temps ». Le tableau est un chef-d’œuvre. Vincent sent qu’il y atteint une partie de ses ambitions de portraitiste : « Ce qui me passionne le plus, beaucoup, beaucoup, davantage que tout le reste dans mon métier, c’est le portrait, le portrait moderne. Je le cherche par la couleur... Je voudrais, tu vois, je suis loin de dire que je puisse faire tout cela mais enfin j’y tends, je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d’alors apparussent comme des apparitions. Donc je ne cherche pas à faire cela par la ressemblance photographique mais par nos expressions passionnées, employant comme moyen d’expression et d’exaltation du caractère notre science et goût modernes de la couleur. Ainsi le portrait du Dr Gachet... » L’homéopathie, marotte du docteur, est évoquée par une branche de digitale tandis que les deux romans des Goncourt évoquent la détresse des temps modernes que Van Gogh perçoit chez son médecin. La pose de Gachet reprend celle, traditionnelle, de la mélancolie, maladie des nerfs à laquelle le médecin a consacré sa thèse de doctorat. De ce tableau aujourd’hui en mains privées, il existe une réplique conservée au Musée d’Orsay. Selon le fils du docteur Gachet, la copie aurait été réalisée entre le 5 et le 7 juin.

Copie et duplicata
Si l’authenticité de ce « duplicata », comme le nomme Paul Gachet-fils, est mise en doute par La Faille dans le catalogue raisonné de l’œuvre de Van Gogh publié en 1970 et par Jan Hulsker dans son récent ouvrage The New Complete Van Gogh paru en 1996, aucun autre spécialiste ne les suit. La correspondance de Van Gogh ne fait aucune allusion à cette seconde version, pas plus qu’elle ne mentionne d’ailleurs l’ensemble des répliques qu’il exécute d’après ses œuvres qu’il juge les plus réussies. Le 25 ou le 26 juin, Vincent commence Mademoiselle Gachet au piano et le 29 il mentionne, pour la dernière fois, un déjeuner chez le docteur. Ses visites semblent dès lors interrompues. Vincent a, depuis quelque temps déjà, exprimé ses doutes au sujet du médecin et de ses capacités à le guérir : « Je crois qu’il ne faut aucunement compter sur le Dr Gachet. D’abord il est plus malade que moi à ce qu’il m’a paru, ou mettons juste autant, voilà. Or lorsqu’un aveugle mènera un autre aveugle, ne tomberont-ils pas tous les deux dans le fossé ? » Comme à Saint-Rémy, il redoute le contact avec les fous auquel il attribue l’explosion de ses propres crises. Il prend donc ses distances avec le docteur. Le 27 juillet, Vincent se tire une balle sous le cœur. Il agonise jusqu’au matin du 29 juillet. Gachet prévient Théo par une lettre ampoulée. Mais que fait-il ensuite ? Aucune intervention n’est tentée pour sauver le blessé. Cela correspond-il aux pratiques chirurgicales de l’époque ? Vincent a-t-il refusé tout secours, préférant en finir, comme l’a écrit Émile Bernard ? La place du fils Gachet est marquée dans l’histoire par le geste du don d’un tableau de Van Gogh, Roses et anémones, au Musée du Jeu de Paume en 1954, conservé aujourd’hui au Musée d’Orsay et dont la notice précise : « Offert par Théo Van Gogh, frère de l’artiste, au fils du Dr Gachet, Paul Gachet, alors âgé de seize ans, pour le remercier d’avoir passé à côté de l’artiste blessé la nuit du 27 au 28 juillet 1890. » Mais Gachet-père est-il lui aussi, ainsi qu’il l’affirme, près du mourant avec Théo et son fils ? Selon la fille de l’aubergiste Ravoux, chez qui Vincent avait pris pension, le suicidé a refusé sa présence.

Un sanieux et purulent cerbère
La réputation de Gachet – ambiguë il est vrai – repose sur ce type de témoignages fragiles et contradictoires, et sa personnalité a donné lieu à de nombreuses analyses « psychologisantes » que le cas Van Gogh, auquel Gachet est inextricablement associé, semble autoriser. D’un côté on trouve un docteur Gachet mesquin, malveillant, malhonnête même, dont Antonin Artaud a dressé le portrait le plus radical : « Le docteur Gachet fut ce grotesque cerbère, ce sanieux et purulent cerbère, veste d’azur et linge haut-glacé, mis devant Van Gogh pour lui enlever toutes ses saines idées. » Auprès d’Artaud se range aussi le cinéaste Maurice Pialat qui, dans son Van Gogh, a mis en scène la vision la plus violente du rejet de Gachet par l’artiste en montrant Jacques Dutronc, blessé à mort, surgissant de son lit et boxant Gachet.
De l’autre côté, la mémoire de Gachet, mort en 1909, a été vaillamment défendue et imposée à plusieurs générations d’historiens et d’amateurs de l’impressionnisme, par son fils. Celui-ci, lui-même artiste-amateur auquel on ne connaît aucune profession, a passé sa vie replié sur lui-même, remettant en scène les derniers jours de Vincent et le rôle de son père auprès des impressionnistes. De 1948 à 1958, Gachet-fils offre ainsi aux musées nationaux une casquette en alpaga blanc, un tableau du peintre-pâtissier Murer, six tableaux de Van Gogh, six Cézanne, trois Pissarro, un Monet, des tubes de couleur et des pinceaux ayant appartenu à « monsieur Vincent », huit tableaux dont sept copies d’après Cézanne et Pissarro réalisés par les Gachet-Van Ryssel père et fils et dûment signalées par le donateur. Un don à Lille, ville natale du père, un autre – un des plus beaux tableaux de Vincent – au futur Musée Van Gogh et un livre à la fiabilité parfois douteuse, publié en 1956, parachèvent ce travail d’obligation de mémoire. La défense de Gachet est également assurée par quelques médecins trop heureux de trouver parmi eux un collègue « avant-gardiste ».
Le suicide de Van Gogh à Auvers-sur-Oise le 29 juillet constitue certainement l’événement majeur de la vie des Gachet père et fils. L’artiste décédé, Théo décédé, il reste une grande place à prendre dans la course à la glorification de Van Gogh. Jo, la femme de Théo a besoin d’amitié et de soutien pour faire vivre la mémoire de son beau-frère et celle de son mari sombrés l’un et l’autre dans la tragédie. Gachet est là, devenu essentiel par la grâce de Jo qui écrit en 1913 : « Personne (Gachet) de ses contemporains ne le (Vincent) comprit mieux. » Jusqu’à sa mort, Gachet compile ses souvenirs, envoie ses tableaux aux expositions que Jo organise. Gachet est là, comme il a toujours été là, près de ceux qu’ont touchés le talent et la gloire. Gachet a été introduit dans le milieu des artistes par son ami d’enfance le peintre Amand-Gautier. Il explore ce milieu et serre la main de Victor Hugo, boit une bière à la brasserie Andler, lieu de rendez-vous de Courbet et des artistes réalistes, donne des cours d’anatomie dans une école de dessin du Xe arrondissement que fréquente Seurat, soigne l’amie de Renoir, fréquente la Société des Éclectiques, préconise un traitement pour sauver Manet qui est déjà mort... À y regarder de plus près, Gachet ressemble de moins en moins au docteur bohème dont le goût sûr, et la grande générosité, lui valent l’amitié des artistes. Il prend de plus en plus l’allure d’un petit bourgeois de son temps attiré par la vie d’artiste pour laquelle il nourrit une curiosité insatiable et morbide. N’oublions pas que Gachet veilla sur les derniers jours du graveur Charles Méryon. Il vit dans une petite maison que Vincent trouve « pleine de vieilleries noires, noires, noires, à l’exception des tableaux impressionnistes... » Mais justement, si Gachet n’est pas le glorieux docteur rêvé par son fils, combien de petits bourgeois de l’époque ont-ils acheté ou accroché à leurs murs des tableaux impressionnistes ? Van Gogh lui-même a apprécié les échanges artistiques avec Gachet : « Celui-là se connaît bien en peinture et aime beaucoup la mienne. » Même si ses pratiques pour obtenir des œuvres peuvent agacer certains peintres, on ne peut nier à Gachet un talent, celui d’avoir su croiser le chemin des grands peintres de son temps. C’est à ce talent que Gachet doit de passer à la postérité plus qu’à ses compétences de médecin homéopathe, spécialiste des « maladies nerveuses, maladies des femmes et des enfants » ou d’artiste-amateur. Artiste très amateur et très médiocre dont les œuvres, même les copies, ne trahissent qu’un petit talent, Gachet est emporté par l’historiographie propre à Van Gogh et il est singulier de mesurer combien dans cette histoire les réflexes les plus manichéens sont vivaces. Gachet ne peut être que tout bon ou tout mauvais. Il est tout aussi singulier de constater combien l’avalanche de documents ou lettres, loin de profiter à la connaissance de Van Gogh, peut souvent lui nuire, démontrant que son histoire demeure une histoire de passions et de haines.

Ils voient des faux partout...

Depuis la mort de Van Gogh, le problème des faux existe. Le livre de Jan Hulsker, The New Complete Van Gogh publié en 1996, et le texte « Genuine or fake ? » écrit en 1993 dans The Mythology of Vincent Van Gogh par Dorn et Feilchenfeldt sont à l’origine d'une campagne de suspicion sur l'authenticité de plusieurs tableaux de Van Gogh appartenant à de grands musées ou à des collections particulières. Ont ainsi été mis en accusation Le Jardin de l'hôpital Saint-Paul à Saint-Rémy, Le Portrait du Docteur Gachet, Quatorze Tournesols dans un vase, Le Jardin à Auvers... Les attaques fusent, s’appuyant sur la correspondance de Vincent, de la provenance des œuvres ou de leur style. Des faussaires sont cités : Émile Schuffenecker, le docteur Gachet... Le tout ressemble à une nouvelle guerre des anciens et des modernes, avec d'un côté les institutions et de l'autre quelques passionnés de Van Gogh. Ce débat, souvent confus, révèle qu'il reste un travail profond et scientifique à accomplir sur la vie et l'œuvre de Vincent.

PARIS, Grand Palais, 30 janvier-26 avril.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°503 du 1 février 1999, avec le titre suivant : Le docteur Gachet, mécène ou faussaire ?

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque