Noll

Au cœur des bois

L'ŒIL

Le 1 mai 1999 - 1411 mots

On connaît ses sculptures et ses meubles en bois poli, aux formes généreuses qui semblent creusées naturellement dans le tronc des arbres. Mais connaît-on vraiment la carrière d’Alexandre Noll, l’un des pionniers du design des années 50 ? Redécouverte en mai grâce à une exposition à la galerie du Passage à Paris et à la publication d’une monographie aux éditions du Regard.

Alexandre Noll reste encore un pionnier  méconnu, longtemps effacé derrière la gloire des stars des années 50 comme Jean Royère, Jean Prouvé ou Charlotte Perriand. Le chemin parcouru par cet Alsacien né en 1890, est atypique. Le premier tournant dans la vie de cet autodidacte se fait à son retour à Paris après la guerre de 1914 passée en Macédoine. La guerre fait réfléchir à la vie et cet employé de banque pense alors qu’il a mieux à faire. Dès les années 20 il apprend à tourner le bois et, sans vraies études de menuiserie, ni d’ébénisterie, sans le passage obligé aux beaux-arts, il se passionne, d’instinct, pour le bois. Comme beaucoup de rescapés de cette Grande Guerre, il est un personnage un peu sévère, volontaire et têtu. Noll sait qu’il lui faudra du temps, et il travaille dès le début à son rythme, selon son idée, ne changeant de cap qu’au fil des rencontres, au fil des envies. Il se marie, devient père de famille, s’installe à Fontenay-aux-Roses, et il lui faut d’abord vivre. Il fabrique des manches d’ombrelles, des pieds de lampes en bois laqué noir gravé ou en ébène incrusté de nacre ou d’éclats d’ivoire qu’il écoule aussi bien dans les Grands Magasins comme Pomone, Primavera ou Au Bon Marché que pour l’Atelier Martine ou Poiret. On est en plein style Art Déco. Il fait même des socques en bois pour le chausseur Perugia, et un petit paravent en bois laqué gravé qu’il présente à l’Exposition des Arts Décoratifs de 1925. Entre 1925 et 1935, Noll continue à produire des objets. C’est l’époque des pichets, des vases, des grands plateaux. Tous en bois exotiques qu’il trouve plus jolis, plus faciles à arrondir, à adoucir, à polir. Il utilise beaucoup l’ébène qu’il adore pour ses sculptures. En 1937, il fait un berceau étonnant de simplicité, sculpté en sycomore et ressemblant à s’y méprendre à une coque de noix. Les gros cendriers et les boîtes sont taillés dans la masse du bois, comme extraits de leur gangue. Cela leur donne une densité et une douceur particulière au toucher. Ils brillent tant qu’on les croirait vernis. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il travaille avec une céramiste pour agrémenter ses plateaux et va jusqu’à faire des salières. En 1940 la chance lui sourit enfin. Il fait la connaissance du décorateur Jacques Adnet qui dirige la Compagnie des Arts français. Noll s’enhardit. Adnet est non seulement son ami mais sa bonne fée qui le pousse à affiner ses deux qualités. D’une part l’amour de la simplicité, voire de la rusticité, entendue non pas comme une imitation de la nature à la manière des baroques qui reproduisaient les rochers, mais comme un retour aux sources, un élan vers le primitif, un hymne à l’arbre. D’autre part, une tendance inattendue à la sophistication : bois rares et précieux, même s’il leur enlève leur préciosité, polissage et brillance.

Creusés dans le fond des arbres
Dans ces mêmes années, Noll commence toute une série de meubles exceptionnels. Ils font penser à ceux qui, dans les contes de fées, peuplent les cabanes au fond des bois ; à ces cavernes protectrices creusées naturellement dans le tronc des arbres ; au mobilier monolithique et surprenant de la reine d’une lointaine tribu africaine. Des meubles qui évoquent très vite le rêve et l’enfance. Bien que calqués sur le souvenir de nos meubles rustiques traditionnels, ces créations sont inhabituelles. Chaises mises à part, ce sont des meubles-boîtes. Creusés dans une bille de bois, ils gardent ce creux à l’intérieur. De la simple boîte, au coffret, au coffre posé par terre, au bar, au bahut, à l’armoire, à la commode, ce sont des objets à secret. Tout d’une pièce, massifs, ils offrent néanmoins toujours une béance. Érigés comme des sculptures, ils s’offrent comme contenants. Certains se dressent, mystérieux et mystiques, tels des tabernacles gothiques. Et l’on ne cesse de songer à l’arbre tendu autant vers le haut que vers le bas. Ce mouvement vital est bien ce qui fait palpiter ces meubles-totems de Noll.

Comme un heaume de guerrier redressé
Dans Fantaisies de l’Inconscient, l’écrivain anglais D.H. Lawrence parle de ce rapport mystique entre l’homme et l’arbre : « Je voudrais être un arbre quelques instants... m’asseoir au milieu des racines, me nicher là, accoté à un corps puissant, et à ne plus me soucier de rien... Me voici entre ses orteils comme une punaise des bois, et lui silencieusement me surplombe. Je sens la foule et le jet de son sang... Il est tourné dans deux directions différentes. D’un élan prodigieux, il se projette en bas jusqu’au cœur de la terre, là où les hommes morts s’enfoncent dans l’obscurité... et d’autre part, il se tourne vers les hauteurs de l’air. Si vaste, si puissant et exultant dans ces deux directions. » Toutes les réminiscences de l’arbre sont ainsi enfermées dans les meubles de Noll. Certains pieds ou socles de ses bahuts s’enracinent grâce à leurs rhizomes géants. Ses sculptures s’embrassent et s’enlacent telles des branches épousant des lianes. D’autres, évidées dans des traverses de chemin de fer, sont hissées tels des mâts. L’armoire à magnum de 1947, sculpture-bar plus étroite que les autres, tend sa porte frontale comme un masque, comme un heaume de guerrier redressé.

Rien de pointu, rugueux, disgracieux
Les meubles de Noll n’ont cependant rien d’effrayant. Au contraire les dossiers des chaises  très arrondis – on ne trouve nulle part un angle droit ! –, sont là pour nous envelopper, les armoires pour nous cacher, la masse du bois pour nous protéger. Les poignées, les anses toujours sculptées dans la façade même des portes et des tiroirs, sont esquissées, signes souriants, légères boursouflures du bois. Rien de pointu, rugueux, disgracieux. Tout est en rotondité comme le fût de l’arbre. Le grain est velouté, les poignées représentent souvent des mains qui se cherchent, qui se joignent, des lèvres charnues. Anthropomorphes et sensuels, les meubles font tous penser au corps. Noll travaille ses meubles comme un sculpteur. Il choisit des billes et des troncs très gros, en ébène, en acajou, en poirier, en sycomore, en hêtre, en orme. Puis il tronçonne, scie, équarrit, taille à la hache, ôte au marteau, fait naître les formes à l’aide de toutes sortes de gouges. En dernier lieu, dans son atelier bourré d’outils et aidé de sa fille Odile, il polit et repolit grâce à des rouleaux de feutre qui poncent très fin, jusqu’à obtenir cette effet presque minéral, jusqu’à ce que le bois ait presque l’air d’être en marbre. Il fignole les différentes formes de fermetures et de loquets toujours en bois. Jamais un clou ne vient pénétrer la chair de ses bois. Il assemble ensuite les grands meubles, ajustant les « tenons » selon la technique d’emboîtage dite « en queue d’aronde ». Toutes les pièces sont uniques, faites sur commande, ce qui explique qu’il n’en fit qu’une quinzaine dans toute sa carrière.

Des sculptures organiques
Enfin Noll devient sculpteur. Inexorablement, dans les années 50, il se dirige tout naturellement vers la sculpture pure. Il continue à choisir ses bois exotiques d’après leurs accidents, leurs veines, leurs nœuds, leurs dessins, et surtout leurs couleurs. Encore plus que pour ses meubles, il va jouer des contrastes jusqu’à vouloir traiter l’ébène comme si c’était du bronze. On sent l’influence qu’ont pu avoir Brancusi pour ses têtes-masques, mais aussi Hans Arp ou Henry Moore. Son inspiration est celle de l’air du temps, très libre, on disait « organique ». Ses sculptures sont très variées, jouant des oppositions, sombres ou claires, tourmentées ou sereines, rêches ou lisses. Il les montre dans tous les salons de l’époque, expose régulièrement à Paris à la galerie La Demeure ou Messine. Les fûts et les branches sont toujours présents, souterrains et sous-jacents, donnant vie au bois qui devient de plus en plus délié, souple, s’enroulant, s’accouplant dans une danse au dialogue permanent entre plein et vide, brut et poli. Car de la gangue de l’artisan, un artiste est né.

PARIS, galerie du Passage, 5 mai-29 juin, cat. éd. du Regard, texte de Pierre Passebon et Olivier Jean Élie, 124 p., 350 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°506 du 1 mai 1999, avec le titre suivant : Noll

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