L'œil de Balthus

L’érotisme, c’est l’acceptation de la vie jusqu’à la mort

L'ŒIL

Le 1 décembre 1999 - 1777 mots

On est toujours étonné par le décor du Grand Chalet, la maison du XVIIIe siècle aux 138 fenêtres, où habite Balthus depuis 1977. Dans ce site majestueux en pleine montagnes suisses, hors du temps et du monde, l’impression de bienvenue ne saurait être plus picturale.

Le peintre est allongé sur le canapé avec ses bottes de neige et regarde par la fenêtre le paysage idyllique. Venu de Chine, le docteur Liu qui le soigne depuis deux ans, est debout derrière lui. Setsuko, sa femme est à ses côtés, telle une Joconde japonaise. Sa vie et son caractère romanesque pourraient faire de Balthus un personnage de fiction. Il peut être brillant causeur ou totalement hermétique, ascète ou sybarite, doux et coléreux. C’est un homme aux goûts éclectiques qui vont de la poésie de Saint Jean de la Croix aux aventures de Tintin. Malgré le mythe du peintre reclus, Balthus est un homme d’une nature sociable, brillant causeur… Ses conversations sont émaillées de souvenirs aussi extraordinaires qu’innombrables et d’observations chamarrées. Il chante Mozart, cite Voltaire, Victor Hugo, Baudelaire ou Dante… mais sa priorité, à 90 ans, reste la peinture. Ce mois-ci sort le Catalogue raisonné de l’œuvre complet établi par Virginie Monnier, sous la direction de Jean Clair.

Beaucoup de gens se demandent si vous peignez toujours.

La peinture a été et continue d’être ma priorité, ma passion première. J’aime la vie parce que j’aime la peinture ! Je continue de peindre avec la même intensité, avec la même volonté de donner à la peinture une dimension universelle. Je suis un homme d’habitudes, je n’ai même pas changé la blouse avec laquelle j’ai commencé. Ce dont j’ai besoin à présent c’est un « tient-main » à la Dalí, une espèce de fixation qui empêche que ma main ne tremble. Je m’aide aussi d’une grande loupe.

« J’aime la vie parce que j’aime la peinture » dites-vous. N’est-ce pas une affirmation trop forte ?
J’ai toujours eu ce que l’on pourrait appeler une vie picturale intérieure. Je n’ai jamais cessé de regarder le monde en tant que sujet à peindre. Lorsque je regarde quelque chose ou quelqu’un, je me demande comment le transférer sur la toile. Dans ma tête, je n’arrête jamais de composer, de faire des arrangements… Parfois, je me demande si je ne suis pas peintre avant d’être un humain.

Vous passez autant d’heures à peindre qu’à contempler ?
La fonction de la contemplation est fondamentale. Avec une cigarette, un écran de fumée et un silence divin, on regarde pendant des heures assis dans son fauteuil. On regarde comme un poète, avec tous les sens, avec tout le corps, et on arrive au-delà, à l’âme des choses. Je ne sais pas comment on pouvait peindre sous la Renaissance sans cigarettes.

En tout cas, pour vous, rien n’existe sans le sens de l’humour.
Il n’y a rien à faire ni à dire sans humour. C’est la clé de l’existence. Mes meilleurs amis, Fellini, Giacometti, Ian Fleming, Dalí ou Bacon avaient tous un humour terriblement spirituel. Je préfère l’absurde plutôt que les histoires structurées. C’est plus rigolo.

Qu’est-ce qui a changé en vous ?
Rien de fondamental, mais mon grand regret personnel est de ne pas pouvoir peindre de mémoire. Je n’arrive plus à mémoriser ce que je vois, et je m’aide de polaroïds depuis 10 ans.

Quelle est votre conception de la photographie ?
C’est bien en tant qu’arme de la mémoire, mais je ne dirais pas que c’est un art. Un de mes meilleurs amis était Cartier Bresson et il me disait que la technique de la photographie ne l’intéressait pas en elle-même, mais la possibilité de l’émotion procurée par le sujet et la beauté. La photographie a dégradé la qualité de la peinture car la perfection des appareils a fait disparaître le côté artisanal, artistique de la photo. J’aimais les photos de Nadar mais je considère la perfection d’aujourd’hui comme un défaut.

Un autre de vos grands regrets est l’état de la peinture actuellement. Vous n’avez jamais pensé à former une école ?
Le mal est trop profond et la société n’écoute pas. Une école ne servirait à rien. Je regrette d’être pessimiste, mais l’amour de la peinture en soi a disparu. Le monde moderne semble avoir opté pour le chemin de l’horreur plutôt que celui de la beauté, depuis le bruit jusqu’aux monstres des grandes villes… La première cause de désamour de la peinture est que les peintres, qu’on appelle aujourd’hui des artistes, la regardent comme des images et se désintéressent de comment elle est peinte.

La disparition de la peinture est-elle liée pour vous à la figure de l’artiste ?
Je ne supporte pas l’artiste, c’est quelque chose qui appartient vraiment à notre époque, quelqu’un qui est centré sur lui-même. Je crois que si une œuvre n’est compréhensible qu’à celui qui l’a faite, cela ne vaut pas la peine. Ce qui me paraît intéressant, c’est d’interpréter le monde, de le comprendre. Je suis un pur artisan du Moyen Âge. Mon idée de la peinture est très artisanale. Aujourd’hui, on a perdu ce côté. C’est pourtant la seule façon d’exprimer quelque chose de profond. Avant, il y avait de véritables maîtres. On allait les voir et ils vous enseignaient. Il n’y a pas de règles en peinture mais il y a un apprentissage, une technique, un « métier » qui s’est perdu. De nos jours, on qualifie n’importe quoi de peinture. J’envie même les peintres médiocres et académiques du XIXe car ils avaient un métier irréprochable. De ce point de vue, ils sont plus forts que les grands maîtres de notre siècle.

Vous peignez toujours plusieurs tableaux à la fois. Que peignez-vous en ce moment ?
Ces six dernières années, j’ai travaillé sur trois œuvres : Une Odalisque, un Paysage de Montecalvello (son château près de Rome) et une Nymphe.

Les couleurs ont changé. Elles sont plus fortes, plus sombres.
Ah oui ? C’est peut-être un peu plus dramatique, mais aussi un peu plus érotique. Montecalvello est plus tragique, mais c’est l’automne. La Nymphe est clairement plus érotique que mes tableaux antérieurs.

Vous avez toujours nié la composante érotique de vos toiles ?
Oui, car on ne peut l’expliquer ni la banaliser. C’est quelque chose de divin. C’est la métamorphose d’Éros.
Je peins ce que j’aime, sinon je ne pourrais pas le faire. La beauté des adolescentes est sublime. Je ne supporte pas les mentalités étroites qui voient de l’obscénité là-dedans, ni les règles morales cyniques qui estiment que ce n’est pas bien d’aimer une jeune fille. Dante a rencontré Béatrice quand elle avait huit ans. Autrefois, les mariages se célébraient à l’adolescence. De toute façon, le scandale ne m’a jamais préoccupé et je me moque des normes sociales.

Quel est le sens de l’érotisme ?
De nombreux écrivains ont merveilleusement parlé de l’érotisme. Mon ami Georges Bataille disait que c’est l’acceptation de la vie jusqu’à la mort. Éros est l’amour, le beau, chez Platon. Je vis l’érotisme comme quelque chose de sublime qui élève à une très haute contemplation, à l’immortalité, qui explore l’âme humaine. Je crois que notre siècle a banalisé l’érotisme. Mon désir est d’aller au-delà de l’être. Cette passion érotique se métamorphose dans ma peinture. Le mystère érotique me sert à approfondir l’âme.

La Leçon de guitare a été votre premier tableau explicitement érotique.
Quand je le regarde maintenant, il me semble que c’est un beau tableau. Il y a bien sûr eu une volonté érotique, une provocation, une vision ironique, un jeu. J’aime provoquer. Mais dans certains cas, à cette époque et pour cette exposition collective dominée par les surréalistes, il fallait faire quelque chose qui capte l’attention. J’étais le seul peintre figuratif et il fallait que j’attire les amateurs. Un petit scandale était la seule façon sûre de le faire. Je ne me suis jamais inquiété de ce qu’on dirait. Si quelque chose me répugne, ce sont bien les préjugés ou l’hypocrisie.

Seriez-vous un grand romantique ?
Oui. Je porte en moi un personnage romantique, passionné. Je suis romantique jusqu’à la moelle, peut-être trop. L’une de mes rencontres les plus romantiques fut avec Setsuko. Nous nous sommes connus lors d’une discussion. Je suis contre l’éducation obligatoire et elle la défend à outrance. Ce qui est sûr, c’est que sa beauté m’a captivé. Je lui ai tout de suite demandé d’être mon modèle. Trois jours après l’avoir rencontrée, je l’ai emmenée dans un restaurant de Tokyo. Elle avait 20 ans, moi 50. Je l’ai embrassée et elle m’a demandé d’un air innocent : « Mais tu m’aimes ? » C’est avec cette vision romantique que je continue de peindre.

Vous disiez que la beauté parfaite est celle des adolescentes. Pour quelle raison ?
Oui, c’est la plus parfaite. Je ne peindrais jamais une femme nue, elle est trop définie. Sans doute que la beauté qui me séduit est celle des adolescentes qui n’ont pas trouvé leur place dans le monde, en voie de se définir. Les adolescentes incarnent le mystère de la vie. D’autre part, il n’y a en peinture d’autre modèle que le peintre lui-même. Non pour expliquer ce que je suis, mais pour se mettre à l’intérieur du modèle, entrer doucement dans un autre univers.

Quelle est votre conception de la beauté ?
Il y a quelque chose dans la beauté qui change les personnes. J’ai toujours cherché la beauté. C’est un pouvoir énorme.

Vous dites parfois que vous continuez de tout regarder comme dans votre enfance.
Mon enfance a été extraordinairement heureuse. Elle m’a marqué pour toujours et ne m’a jamais abandonné. Quand j’avais 12 ans, j’ai décidé inconsciemment, comme Heathcliff (le héros des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë), de ne pas grandir. L’enfance, avec sa magie et son mystère, est ma référence éternelle. Tout ce qui est dans mon œuvre est dû à mon enfance. Je continue de regarder le monde avec enthousiasme, avec une surprise émerveillée, comme par les yeux d’un enfant.

Votre dernière découverte ?
La télévision (il rit). Pour mon 90e anniversaire, le prince Saddrudin Aga Khan m’a offert un écran géant, grand comme un cinéma. J’adore le cinéma, les bons films. Je regarde tous les jours les informations et la nature humaine ne cesse jamais de me surprendre. J’ai vu aujourd’hui qu’un Japonais a inventé un bâtonnet pour sourire à la perfection. En cette période de récession, il est essentiel de sourire, argue l’inventeur. Mais le plus étonnant est qu’ils font des stages pour apprendre à des cadres au chômage à utiliser le bâtonnet. Un sourire devrait les aider à retrouver du travail.

À lire : Virginie Monnier, sous la direction de Jean Clair, Balthus, catalogue raisonné de l’œuvre complet, précédé par Le Sommeil de Cent Ants de Jean Clair, éd. Gallimard, 576 p., 2300 ill. N/B et coul., 1100 F.

Légende photo

Balthasar KÅ‚ossowski de Rola dit Balthus (1908-2001) - © Photo Damian Pettigrew - juin 1996 - Licence CC BY-SA 3.0 

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°512 du 1 décembre 1999, avec le titre suivant : L'œil de Balthus

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