Venise et la course aux Lions

L'ŒIL

Le 1 juin 2001 - 2299 mots

A partir du 10 juin, Venise se met au rythme frénétique de la Biennale
avec des expositions aux quatre coins de la lagune. Si Pierre Huyghe investit
le pavillon français, Javier Pérez le pavillon espagnol et Robert Gober celui des Etats-Unis, bien d’autres sont candidats à la récompense suprême des fameux Lions d’or. Visite guidée pour connaître les meilleurs prétendants
à ces titres très enviés.

Doris Drescher
Pianiste à l’origine, vidéaste, plasticienne, fascinée par les basculements d’échelle, Doris Drescher,
née à Luxembourg en 1960, prend un malin plaisir à détourner la banalité du quotidien. Sous son regard, une simple baignoire ou un parapluie prennent la forme d’une piscine. Pendant que cinq tubes de rouge à lèvres, alignés sur le rebord d’une salle de bains en carreaux de faïence blanche, comme par miracle, arborent les couleurs d’un surprenant Manhattan. Jouant sur l’abondance et la pénurie, sous le ciel bleu de l’Italie, elle nous invite dans sa propre maison. Une suite de sept pièces, à la personnalité différente (entrée, cuisine, chambre à coucher, atelier) où elle utilise sans hiérarchie dessins, vidéos, films, sculptures et bandes sonores. Avec l’ambition de nous faire partager un besoin pressant de convivialité, dont on comprend, par la finesse de certains détails qui viennent de temps en temps nous alerter que tout ce bel équilibre, par la violence incorrigible des hommes, menace à tout moment de se voir détruit.

Mark Wallinger
Doué d’une énergie débordante, Mark Wallinger, 41 ans, aime à se représenter dans le rôle d’un aveugle (pantalon noir, chemise blanche, cravate noire). Il ressemble à un étudiant qui vient tout juste de quitter le collège, bien décidé, lui aussi, à prendre part à la fête. Explorant, tel un chien fou, avec un humour décapant et sans aucune retenue, tout ce qui peut poser question. Qu’est-ce que c’est qu’être un Anglais aujourd’hui ? Pourquoi continuer à être un artiste quand on aime le foot ? Qu’est-ce que la notion d’identité, de classe, de race, la spiritualité, l’égalité ? Du plus vulgaire au plus éthéré. Rien ne le rebute. Mais le plus étonnant reste l’extrême variété des œuvres, dont le choix, on le sent bien, ne dépend que de l’intérêt du moment ou plus simplement de ce qui lui tombe sous la main. Persuadé que le véritable enjeu de sa vocation d’artiste ne se résume pas uniquement à produire des œuvres, mais à procurer à son intelligence comme à sa vitalité des champs d’action suffisamment nouveaux pour qu’elles soient en mesure, le plus souvent possible et en toute liberté, de continuer à prendre toujours autant de plaisir à rebondir.

Luc Tuymans
A 42 ans, Luc Tuymans est aujourd’hui bien connu pour son œuvre picturale, composée essentiellement d’intérieurs, de portraits ou d’objets, dont l’apparente simplicité ne peut masquer le sentiment d’un monde trouble agité d’un profond malaise, dont il semble impossible pourtant d’indiquer avec précision ce qui ne va pas. Dans des petits formats, au cadrage souvent cinématographique, s’appuyant sur des touches brèves mais surtout un coloris très pâle, comme délavé, qui donne à ses images l’impression d’un passé édulcoré ou singulièrement démodé, Luc Tuymans n’hésite pas à rafraîchir la mémoire de son pays. Il lui rappelle, dans des séries particulièrement efficaces, les zones sombres de son histoire. Fidèle à sa démarche, dans sa nouvelle série Mwana Kitoko-Le Bel homme blanc, Tuymans profite de la Biennale pour revenir sur les événements sanglants qui aboutirent voici 40 ans à l’assassinat de Lumumba, qui gênait trop le pouvoir en place à l’époque et dont le souvenir est aujourd’hui encore péniblement absent de la mémoire collective belge.

Julije Knifer
Julije Knifer est né en 1924 à Osijek, petite ville de Croatie située au Nord de Zagreb, à 30 kilomètres de la frontière hongroise. Selon ses propres mots, il tient à la fois du Serbe, du Croate, du Juif et de l’Anglais. Ce qui peut expliquer sa fascination pour l’expérience des limites. Qu’il s’agisse de les transgresser pour voyager ou fuir le régime politique yougoslave en s’exilant tour à tour en Allemagne, en Italie ou en France (où il vit actuellement) ou, au contraire, d’en envisager la tension la plus extrême dans bon nombre de ses tableaux. Ancien élève de Djuro Tiljak, qui avait lui-même suivi l’enseignement de Malevitch, Knifer dessine et peint, depuis 1960, des méandres composés d’un jeu abstrait de lignes horizontales et verticales en noir et blanc. Il les souhaite privés de sens et libres de toute expression personnelle. Proche d’un motif décoratif très présent dans l’art grec antique, son méandre, inlassablement répété, se révèle à la fois écriture, inscription dans le temps et accomplissement d’un rythme monotone. Mais son côté « absurde et concret » lui offre une autre dimension, celle d’une forme plastique rigoureuse empreinte d’une réelle émotion.

Janet Cardiff
Jeune artiste canadienne, Janet Cardiff est appréciée pour ses installations qui reposent sur une « visite guidée » à écouter sur un Walkman au fur et à mesure de la progression dans les salles. Une « narration détournée » de sa propre invention se déverse dans le conduit auditif du visiteur, mêlant des sons à des bruits provenant d’ordinateurs, très éloignés de la bande-son qui accompagne généralement les grands films à succès. Comme elle aime le faire depuis quelques années, elle collabore avec son mari, George Bures Miller, transformant l’ensemble du Pavillon en une petite salle de cinéma pouvant accueillir une vingtaine de spectateurs. Assis au balcon, munis d’écouteurs, avec vue sur un mini-théâtre lui-même équipé de chaises et d’un écran, ils assistent à la projection d’un film d’une dizaine de minutes décrivant les fragments chaotiques et particulièrement agités auxquels rêve un personnage qui reste tranquillement allongé dans son lit.

Gregor Schneider
En 1985, Gregor Schneider, alors âgé de 16 ans, s’installe à Rheydt, petite ville de la Ruhr, à une heure de Cologne, au numéro 12 de la Unterheydener Strasse dans la banale maison familiale de trois étages que ses parents viennent de quitter pour sa trop grande proximité avec une usine de produits chimiques. Impressionné par le Body Art et les pratiques de John Fare, très vite, Schneider « prend possession » de la maison qu’il transforme de fond en comble en un troublant parcours labyrinthique. Au milieu des années 90, les critiques d’art et les grands commissaires d’exposition venus du monde entier la visitent sous sa conduite énigmatique. Depuis, Schneider fait sensation.
Les expositions se multiplient. Augmentées, il y a peu, d’une série impressionnante de photographies en noir et blanc et en couleur où l’on peut voir, prises de l’intérieur, certaines de ses pièces dont la nudité vide et l’atmosphère étrange vous sautent tout simplement à la gorge.

Pierre Huyghe
Pierre Huyghe, 38 ans, est celui qui demande à Bruno Ganz, toujours aussi ténébreux et légèrement vieilli, de revenir 20 ans après tourner une scène qu’il intègre ensuite dans son propre film : L’Ellipse, 98, entre deux séquences originales extraites à dessein du film de Wim Wenders, L’Ami américain. Il est aussi celui qui revient sur l’histoire de Lucie Dolène, la doublure française de Blanche Neige, qui nous raconte comment elle a dû se résoudre à intenter un procès à la société Walt Disney pour récupérer les droits de commercialisation de sa voix dont on l’avait injustement spoliée (L’Œil n°501). Plus qu’une réflexion sur le cinéma, c’est la question de l’articulation des images qui intéresse Pierre Huyghe. Qui nous représente ? Comment sommes-nous exclus de cette image ? Comment la fiction instrumentalise-t-elle l’imaginaire collectif ? Quelle possibilité y a-t-il de répondre à tout cela ? Autant d’interrogations qui l’obligent à trouver pour chaque film une formulation esthétique différente : seul moyen, selon lui, de parvenir un jour à comprendre la manière dont sont faites les images qui composent le réel.

Oleg Kulik
Depuis bientôt dix ans, persuadé que c’est l’anthropocentrisme qui est à la base de tous nos maux, Oleg Kulik, artiste russe né à Kiev en 1961, multiplie les performances et les photographies. Il n’hésite pas à se montrer nu aux côtés de son chien, proposant même à l’occasion le mariage inter-espèces comme seul moyen pour l’homme de retrouver son animalité perdue et peut-être ainsi d’avoir une chance de se sauver. Dans la série monumentale qu’il présente aujourd’hui, New Paradise, dont certaines pièces dépassent les 245 x 750 cm, poursuivant sa réflexion mais sous un mode moins ironique, Kulik montre une sorte de Jurassic Park vierge et sauvage d’avant l’humanité, où les animaux empaillés retrouvent l’apparence illusoire de la vie, alors que l’homme n’est plus que le reflet, semi-incarné, d’un fantôme hantant le paradis d’où il s’est lui-même chassé. Comme si l’homme et l’animal ne pouvaient plus se croiser désormais que dans les mises en scène sophistiquées de nos musées.

Urs Lüthi
Connu pour sa remarquable agilité mentale et son utilisation sans préjugés d’outils aussi variés que la photographie, la peinture, la sculpture, l’installation ou la vidéo, sans oublier l’édition ou la performance pratiquées avec bonheur dans ses jeunes années, Urs Lüthi nous accueille aujourd’hui avec une immense banderole. Elle resplendit sur la façade du pavillon suisse où sont inscrits en lettres grandioses de couleur turquoise les mots qui composent la devise de sa dernière entreprise : « L’Art pour une vie meilleure ». Inaugurée en 1997 par « les Exercices et les Thérapies », elle s’est poursuivie par « les Placebos et les Substituts » en 1998-99. Cette nouvelle activité aux ramifications multiples est menée tambour battant entre rire et délire. Elle vise à stigmatiser les terribles efforts, souvent grotesques, que nous sommes obligés de produire avec une constance implacable dès les premières secondes de notre arrivée sur cette terre. Que ce soit pour nous maintenir en forme, garder le moral ou le regard irrésistiblement tourné vers l’avenir, si l’on ne veut pas que l’impitoyable course-poursuite engagée avec la mort n’arrive à son terme.

Liza May Post
Née à Amsterdam en 1965, Liza May Post  a déjà participé à un grand nombre de manifestations dans le monde entier, composées généralement de performances, de films, de vidéos et de photographies grand format, qu’elle assemble ensuite dans des installations qui prennent toujours en compte l’atmosphère particulière du lieu où elles sont montrées. Ce qui étonne, c’est l’attention qu’elle porte à la qualité de son image, au cadrage, à la lumière et au rendu des couleurs, qui pour elle sont essentiels à la pleine réussite de l’impact qu’elle souhaite imprimer à ses fictions. On y voit,  sans jamais vraiment distinguer son visage, une jeune femme assez vulnérable et fragile se livrer avec beaucoup de retenue mais suffisament de confiance, un peu comme une enfant, à ses premiers pas dans un monde qui ne lui répond que par la violence ou l’aliénation. Pour couronner le tout, Liza May Post  a décidé de plonger dans la pénombre le bâtiment hollandais construit par Rietveld, à l’origine le plus transparent possible, pour bénéficier au maximum de la lumière naturelle, mais qu’elle transforme, pour servir d’écrin à ses œuvres, en un superbe « Pavillon de nuit ».

Robert Gober
Au milieu des années 80, Robert Gober s’est fait connaître dans le monde entier par ses moulages en cire grandeur nature de faux sanitaires en porcelaine ou de fragments de jambes poilues qui semblaient sortir à l’instant du mur de la salle où ils étaient montrés. Des œuvres étonnantes qui faisaient que soudain la vie se trouvait bousculée par un fait extraordinaire, devant lequel on restait interdit, fonctionnant comme de véritables pièges à sensibilité, où chacun pouvait se projeter, suivant son imagination, ses pulsions et ses peurs du moment. Né à Wallingford dans le Connecticut, Gober vient d’avoir 47 ans. Déjà sélectionné à Aperto en 1988, l’année où Jasper Johns occupait le pavillon américain, il montre cette fois (pour sa première installation depuis 1997 et sa première grande exposition sur le sol italien) une sélection particulièrement impressionnante d’œuvres récentes spécialement créées pour l’occasion. Six sculptures, trois œuvres imprimées, une photographie et un livre d’artiste sont exposés dans ces mêmes salles où Louise Bourgeois, Jenny Holzer et Bill Viola l’ont précédé.

Javier Pérez
Dans un de ses Autoportrait, en noir et blanc, réalisé en 1996, Javier Pérez se représente assis, de face, vêtu d’une élégante redingote de couleur noire, le crâne rasé, la tête légèrement inclinée sur le côté. Comme s’il était perdu dans ses pensées. Pendant que ses mains, bien visibles sur le devant, sans doute emportées par la rêverie, se sont doucement disjointes. Tout en gardant leurs doigts bien attachés, mais ceux-ci, dans l’aventure, se sont allongés d’une bonne trentaine de centimètres chacun. Ancien performer, Javier Pérez s’est toujours intéressé au corps absent et à l’influence de la chair sur la pensée. Abandonnant ses matériaux favoris, le latex, le crin de cheval ou les intestins de vache séchés, il montre cette fois, aux Giardini, une gigantesque installation qui couvre la presque totalité de l’espace central. Sous la forme d’une coupole inversée de 10 mètres de diamètre, composée de 15 000 pièces de verre soufflé, montée à la main, sous laquelle le spectateur est tenu de passer. Dans un bruit de tonnerre et de frémissement particulièrement impressionnant. La tête rentrée dans les épaules, inquiet de cette masse d’eau invisible qui menace à tout moment de verser, mais également tout heureux de s’entendre rugir et crier de plaisir, avec elle, tout là-haut, dans le ciel.

La Biennale de Venise se situe traditionnellement dans les Giardini di Castello, mais aussi à l’Arsenal, la Corderie, l’Artiglierie, l’Isolotto, et cette année, aux Gaggiandre, et dans le Tese delle Vergini, accessible par le jardin des Vierges. 31 pays participent avec leur Pavillon, 19 pays sans Pavillon et l’on attend environ 230 œuvres, en plus des 100 œuvres de l’exposition principale. « Biennale di Venezia », www.labiennale.org
Du 10 juin au 4 novembre. Horaires : tous les jours sauf le lundi de 10h à 18h, le samedi de 10h à 22h.
Tarif : 25000 L. pour deux sites.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°527 du 1 juin 2001, avec le titre suivant : Venise et la course aux Lions

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