Henry Moore

sculpteur d’espace

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 janvier 2003 - 1677 mots

En se consacrant toute sa vie à l’étude des formes, de la figure humaine et des rapports qu’elle entretient avec la nature, Henry Moore (1898-1986) s’est essayé à toutes les techniques de la sculpture. L’exposition de Valenciennes permet de découvrir, aux côtés des figures monumentales qui ont fait sa renommée, une vingtaine d’œuvres graphiques souvent inédites de l’artiste anglais.

Les yeux fixés sur un modèle en terre en forme de rotule, la main gauche le maintenant appuyé sur la sellette, une spatule en bois dans la main droite, le geste précis, Henry Moore travaille à la maquette d’Atom Peace, une sculpture de 1964, image symbolique du nuage destructeur. Le front dégarni, la mèche de cheveux blancs rangée sur le côté, la tête légèrement inclinée, Moore a le visage grave et le regard fixe ; il concentre toute son attention sur l’opération qu’il est en train d’exécuter. Si l’on ne voit pas ce qu’il fait, on imagine l’outil scrutant délicatement la surface pour en prélever un petit morceau. La sculpture est métier d’orfèvre. Elle exige de celui qui la pratique une science exacte dans l’art et la manière de penser et de travailler la forme. En ce domaine, Henry Moore est un maître et il possède un savoir-faire sans faille. Il connaît toutes les techniques de la sculpture, du modelage à l’assemblage, du moulage à la fonte, de la cire perdue à la taille directe. Il a utilisé les matériaux les plus divers – le bronze, le marbre, l’ophite, le béton, etc. – comme il a exploité toutes les sortes d’arts graphiques, le crayon, la craie, le pastel, l’encre, le lavis ou l’aquarelle.

Originaire du Yorkshire, né à Castelford en 1898, Henry Moore – qui est mort en 1986 – a consacré sa vie à l’édification d’une œuvre sculptée et dessinée faite pour l’essentiel de figures humaines. Isolées ou en groupe, le plus souvent féminines et allongées, celles-ci en appellent volontiers à un vocabulaire de formes rondes, quelque peu outrées, portant ordinairement de petites têtes aveugles, percluses de deux trous noirs en guise d’yeux, et dont la physionomie générale renvoie souvent à l’image d’un gros caillou ou d’un os mal taillé. Quelque chose d’étrange, voire d’incongru, y est à l’œuvre qui le dispute aux conventions anatomiques. De fait, alors même qu’il relève d’une parfaite complicité avec la nature, l’art d’Henry Moore n’a rien de naturaliste. Du réel considéré comme modèle, il ne conserve que le signe résumé d’un archétype, l’artiste chargeant ses figures d’une rare force d’expression. Simplement ramenées à quelques schèmes caractéristiques, les sculptures d’Henry Moore font l’éloge de l’élémentaire, voire du rudimentaire. Tout chez lui procède en effet de l’idée de rudiment dans cette façon qu’il a de vouloir quêter après des formes originelles et, pour ce faire, d’instruire une esthétique qui s’interroge sur la nature ontologique du processus créateur.

Qu’est-ce que la sculpture ? Qu’est-ce qui la fonde ? Quel rapport entretient-elle avec la nature ? Autant de questions que pose finalement chacune de ses œuvres et dont le fil rouge s’avère être le maître mot d’« espace ». « L’expression sculpturale complète est la forme dans toute sa plénitude spatiale, note quelque part Moore. Ce n’est que lorsque le sculpteur comprend sa matière, connaît ses possibilités et sa structure organique, qu’il est possible de remplacer, sans franchir ses limitations, le bloc inerte par une composition qui possède une pleine vie formelle... » Parce qu’elle est des plus complexes et des plus subtiles, la figure humaine est pour Henry Moore le motif par excellence propre à la sculpture. Son étude prolongée et attentive est donc fondamentalement nécessaire. Si l’artiste lui consacre la quasi-totalité de son œuvre, reprenant sans cesse les thèmes de la Figure étendue (Reclining Figure), de la Mère et Enfant, enfin des Formes intérieures/extérieures, c’est en les combinant parfois dans une même œuvre, en inventant et en réinventant sans cesse leurs formes. « Moore expliqua un jour, relate Patrick Ramade, que son exploration des thèmes archétypaux, comme la figure étendue, représentait pour lui, à l’instar des baigneuses pour Cézanne, une sorte de gabarit à l’intérieur duquel il pouvait réinterpréter la figure humaine.1 » La réinterpréter inlassablement mais sans jamais se répéter pour autant. Comme il en est des œuvres du maître d’Aix. Si la référence à ce dernier revient invariablement parmi les influences qui ont inspiré le sculpteur, il en est d’autres qui l’ont déterminé de façon tout aussi fondatrice.

Les sculptures de l’île de Pâques, dont les formes grossières et puissantes ne pouvaient que le conforter dans cette idée d’un art « avant qu’il ait sombré dans les fioritures et la décoration », ont considérablement impressionné Henry Moore. Installé à Londres dans les années 1930, il devint très vite un fervent adepte des collections extra-occidentales du British Museum et témoigna d’un intérêt passionné pour toutes sortes de cultures primitives qui n’étaient pas encore vraiment considérées. Aujourd’hui que les arts premiers sont à la mode, il est intéressant de relever, dès 1941, ces quelques lignes sous la plume du sculpteur : « La qualité la plus frappante des arts premiers est leur immense vitalité. C’est un art créé par les peuples en prise directe et immédiate avec la vie. » Si l’art des Cyclades et leur stylisation, d’une part, si l’art puissamment expressif des masques africains, d’autre part, figurent aussi à l’inventaire des influences qui ont marqué l’œuvre du sculpteur, les volumes massifs des sculptures précolombiennes, notamment de Nayarit et de Tlatilco, lui ont servi d’exemple en quête d’un art universel. Alors que Baudelaire accusait en son temps la sculpture d’être un « art des Caraïbes », Henry Moore puise pour sa part dans ces cultures éloignées « un moyen d’exprimer des croyances, des espérances et des angoisses puissantes ».

Le plus souvent monumentales et comme épatées, les figures féminines de Moore n’ont de leur sexe aucune sorte de grâce – à l’image tant de cette Composition de 1931 que de ce dessin de Femme allongée dans un intérieur de 1974 –, mais elles ont en revanche de l’humain une présence implacable. Puissante et magistrale, l’immense porte en fibre de verre que l’artiste a ouverte en plein champ, sur son fief à Much Hadham, où il s’est installé pendant la guerre et où il restera jusqu’à sa mort, fait songer à l’ossature d’un bassin et des cuisses d’un géant de passage. Qu’il s’agisse d’un bloc de pierre, de la surface d’une feuille de papier ou d’un champ découvert, la façon qu’a Henry Moore d’occuper l’espace, de l’emplir de carrures et de rondeurs, pour imposer finalement au regard un déploiement fait écho aux paroles de l’artiste comparant son art aux paysages qui l’entouraient : « Voilà ce que j’ai essayé dans ma sculpture. Elle est une métaphore sur la relation de l’homme à la terre, aux montagnes, aux paysages ».

Si Cézanne avait pour ambition de « marier les épaules des femmes aux courbes des collines », l’Anglais disait de l’une de ses œuvres : « Cette sculpture est un mixte de figure humaine et de paysage. En se plaçant d’un certain point, on voit la jambe finir en rocher montagneux. » Considérée comme l’une de ses pièces majeures, son œuvre intitulée Roi et reine – King and Queen (1952-53), dont il a fait 14 sculptures sur le même thème, a été précisément conçue dès l’origine pour s’intégrer à un paysage, comme en témoigne le moulage qui trône de façon spectaculaire sur les collines de Dumfries, en Ecosse, et qui semble en effet accaparer tout l’espace.

L’intérêt d’Henry Moore pour la nature et sa relation à l’homme, qui le distingue très nettement de ses contemporains, ne doit pas occulter les préoccupations qui furent les siennes pendant la guerre dans ses rapports à l’actualité. Les dessins d’abris qu’il a laissés de cette époque douloureuse, représentant les scènes de la vie de ceux qui s’étaient réfugiés dans les couloirs du métro de Londres, sont chargés d’une éminente dimension existentielle. Réflexion sur la destinée de l’homme, ils n’en sont pas moins portés par le même souci de simplification formelle qui caractérise les études préparatoires aux sculptures ; ils sont l’occasion pour Moore d’expérimenter une technique mêlant pastel, encre et aquarelle, ce qui leur confère une densité et une résistance peu communes. Voire une certaine gravité, propre au sujet.

Si, comme l’a écrit Timothée Trimm à propos d’Henry Moore, « sa vie, son esthétique, son œuvre ont le bonheur d’une harmonie, d’une continuité organique2 », il y a toujours quelque chose d’une tension dans son travail entre un creux et un plein, entre une masse et une ligne, entre un appui et un suspens, qui le fait préférer les figures allongées ou assises à celles qui seraient debout. Comme s’il ressentait la nécessité d’une stabilité, d’une surface assurée d’ancrage par crainte d’un déséquilibre, d’un potentiel basculement. Est-ce là le souvenir de cet énorme rocher accroché à la colline qui constituait son terrain de jeux de prédilection quand il était enfant ? Est-ce là l’exemple de Rodin à propos duquel il disait : « Ce sentiment de dureté et de douceur, de surface rude et lisse, de dépression et d’expansion, de creux et de bosse, c’est cela que Rodin apporte dans la sculpture, une réalité de forme » ? Est-ce là enfin cette irrésistible tentation d’architecte qui n’a cessé de le hanter et l’a conduit à appréhender la sculpture comme un « humanisme de l’espace », à l’instar de Michel-Ange, son premier maître ?

1. Cf. le catalogue de l’exposition dont Patrick Ramade, conservateur en chef du Musée des Beaux-Arts de Valenciennes, est le commissaire.
2. Timothée Trimm, Henry Moore intime, éd. du Regard/Didier Imbert Fine Arts, 1992.

L'exposition

L’exposition « Henry Moore : Heads, Figures and Ideas » est ouverte du 22 novembre au 17 mars. Tous les jours sauf le mardi de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 20h. Fermé le 25 décembre et le 1er janvier. Plein tarif : 4,5 e, tarif réduit : 2,25 e. Musée des Beaux-Arts, Boulevard Watteau, 59300 Valenciennes, tél. 03 27 22 57 20, fax 03 27 22 57 22, www.valenciennes.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°543 du 1 janvier 2003, avec le titre suivant : Henry Moore

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