L’œuvre graphique de Kirchner, incisive et sauvage

L'ŒIL

Le 1 avril 2003 - 725 mots

Le musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg présente quelque cent quarante dessins, aquarelles et gravures de Kirchner provenant du Saarland Museum de Sarrebruck. Voilà une heureuse initiative car, si l’artiste est maintenant reconnu en France comme l’un des chefs de file de l’expressionnisme allemand, son œuvre l’est beaucoup moins, surtout son œuvre graphique.
Né en 1880 à Ashaffenburg dans une famille bourgeoise, Ernst Ludwig Kirchner fit des études d’architecture pour obéir aux désirs de son père, lui-même ingénieur.
Il commença à dessiner en 1904, stimulé par une exposition d’œuvres de Seurat, Toulouse-Lautrec et Van Gogh présentées dans une galerie de Dresde. En juin 1905, il fonde avec d’autres jeunes gens, Erich Heckel, Karl Schmidt-Rottluff, Max Pechstein, le groupe Die Brücke, berceau de l’expressionnisme allemand, que rejoindront plus tard Otto Mueller, puis le Hollandais Kees van Dongen et le Suisse Cuno Amiet.
À la différence du mouvement munichois rival et postérieur Der Blaue Reiter, regroupement de circonstance de personnalités indépendantes, venues d’horizons divers, œuvrant dans la même perspective, Die Brücke était au départ une sorte de phalanstère artistique, ayant pour modèle l’école de Pont-Aven, ou encore le tandem Gauguin-Van Gogh en Arles, poursuivant à la fois un idéal de vie et un idéal esthétique. Désireux de ravir le monopole de la modernité aux impressionnistes berlinois,
Max Liebermann et Lovis Corinth, ces jeunes gens de province voulaient ressourcer l’art en retrouvant une sorte de pureté archaïque, primitive, en rupture avec la sophistication de la société industrielle, et en s’inspirant des artistes français mais aussi de James Ensor etEdvard Munch. Kirchner est sans conteste le chef de file du groupe tant par l’originalité de son style que par sa puissance d’expression. Plus qu’aucun autre de ses confrères, il se démarque de la stylisation idéaliste des nabis, de l’hédonisme des fauves. Même ses scènes élégiaques (baigneuses) dégagent une sauvagerie, une acidité, qui les situent en abyme de l’harmonie des œuvres de Matisse auxquelles elles font écho. Toutefois le primitivisme de Kirchner relève d’une disposition d’esprit, d’un style, d’un procédé technique, davantage que de la thématique.
Si l’artiste a fréquenté avec passion le Musée ethnographique de Dresde, il n’a jamais été tenté d’emprunter aux masques nègres comme Schmidt-Rottluff, de suivre Gauguin sur les mers du Sud comme Pechstein ou Nolde.
C’est au sein du monde civilisé qu’il traque les instincts primitifs, au cœur de la société urbaine qu’il révèle la sauvagerie maquillée. À la différence des fauves qui privilégient la courbe et l’arabesque, il préfère le trait anguleux, incisif, strident.
Il prend souvent comme modèle non pas des femmes mais des fillettes aux corps étirés et aux lignes droites, qu’il croque en pose rapide, comme Egon Schiele et Oskar Kokoschka. En réhabilitant la gravure sur bois, tombée en désuétude depuis la Renaissance, il trouve là un médium adapté à ses formes brutes, à son trait saillant et spontané. Son installation à Berlin en 1911, en compagnie des autres membres du groupe, va infléchir sa thématique. Désormais la grande ville deviendra le sujet de sa peinture. Non seulement les façades d’immeubles et les édifices aux toits pentus mais aussi les effets de foules, les gens pressés, anonymes dont l’apparence, l’accoutrement et le fard se sont substitués à leur personnalité. Il trouve son inspiration dans les lieux animés et populaires de la ville : la rue, le café, le cabaret. Kirchner est, avec Ludwig Meidner, le seul peintre expressionniste allemand de sa génération à avoir dépeint la métropole avant le premier conflit mondial. Lorsque la guerre éclate, il s’engage avec enthousiasme et, comme Max Beckmann, s’effondre à l’épreuve du feu. Réformé en 1915, il ne se remettra jamais vraiment.
Il décide de fuir la ville et se réfugie dans les montagnes suisses à Davos en 1918, sombrant toujours davantage dans une misanthropie paranoïaque, accusant ses confrères de plagiat et antidatant ses œuvres expressionnistes pour apparaître comme le seul initiateur de Die Brücke. Sa peinture sombra dans la platitude. À la recherche d’un style international qu’il n’a jamais trouvé, Kirchner a peint sous le pseudonyme de Louis de Marsalle des tableaux où il plaquait des formes stylisées sur fond de chromos évoquant des affiches touristiques. Fustigé comme artiste « dégénéré » par le régime nazi, Kirchner, amer et solitaire, se suicida en 1938.

STRASBOURG, musée d’Art moderne et contemporain, 2 place du Château, tél. 03 88 52 50 00, 7 mars-25 mai.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°546 du 1 avril 2003, avec le titre suivant : L’œuvre graphique de Kirchner, incisive et sauvage

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