Bill Viola, en quête de passion

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 octobre 2003 - 1148 mots

Qu’il s’agisse de bandes vidéo ou d’installation, Bill Viola décline toutes sortes de thèmes comme la naissance et la mort, la vie et le rêve, les rapports humains. À ces jeux subtils de présence discrète, de suspens, il est passé maître. Une exposition lui est consacrée à la National Gallery de Londres.

« Sur une commode en bois, dans une grande pièce vide, un moniteur noir et blanc présente en gros plan l’image d’un dormeur. On entend doucement les sons de la nuit. Un vase de roses blanches, une lampe de chevet, un réveil à affichage numérique sont aussi posés sur la commode. Le plancher est recouvert de tapis et l’espace est éclairé.
Soudainement, les lumières s’éteignent, la pièce est plongée dans l’obscurité. De grandes images colorées et mouvantes recouvrent alors trois murs ; un son fort et troublant de gémissement et de grondement envahit l’espace. Puis les lumières réapparaissent de manière tout aussi soudaine et tout revient à la normale. » Décrite par Bill Viola lui-même, l’installation qu’il a réalisée en 1988, intitulée The Sleep of Reason, est emblématique à plus d’un titre de son travail. Les notions de passage, de mouvement et de disparition qui la fondent sont en effet récurrentes chez lui, doublées ordinairement d’effets de surprise, de temps d’attente et de décalages d’images, le tout orchestré en quête de la révélation d’un monde autre, entre temporel et intemporel. Viola achève d’ailleurs sa description en insistant sur le fait que « c’est un peu comme si on avait pu entrevoir momentanément un monde parallèle, la face sombre et cachée d’un environnement clair et familier ».
Né à New York en 1951, Bill Viola est l’un des créateurs internationaux les plus importants de la vidéo d’art. S’il n’en est pas le fondateur, il a du moins exposé très tôt avec des artistes tels que Bruce
Nauman ou Nam June Paik. En 1974, il figurait ainsi dans la très longue liste des invités de l’exposition internationale « Art vidéo / Confrontation 74 » au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, dans sa section de l’ARC, une première du genre en France. Dès le début de sa carrière, Viola a
développé son travail sur deux registres distincts : d’une part, en réalisant des vidéogrammes, souvent qualifiés de bandes vidéo, tout simplement diffusés sur l’écran d’un moniteur ; de l’autre, en composant des installations vidéographiques, lesquelles en appellent à une économie plus complexe qui se développe dans l’espace et procède par là même d’une véritable mise en œuvre scénographique. Quel que soit le mode utilisé, l’artiste a toujours cherché dans son travail à s’inscrire au regard de la grande tradition de la peinture passionné qu’il est d’histoire de l’art, comme l’attestent notamment les savantes compositions polyptyques qu’il a réalisées. Parallèlement, à l’affût de toutes sortes d’effets spécifiques, Bill Viola a toujours montré une insatiable curiosité technique ; à cette fin, il a même créé pour les laboratoires Atsugi du groupe Sony différents moyens de projection innovants et de nouvelles caméras lui permettant de jouer des paramètres d’espace et de temps, véritables clefs de voûte de son esthétique.

Une peinture qui dure dix minutes
Dans le catalogue de l’exposition personnelle que lui a consacrée le musée d’Art contemporain de Montréal en 1993, l’historienne d’art Josée Bélisle a parfaitement distingué la démarche de l’artiste : « Inlassable géographe-radiographe du territoire physique et psychique, il repère, construit et saisit des fragments de réalité – brefs ou prolongés – qu’il transpose en représentations factuelles et fantasmatiques excédant les bornes d’une narration extrêmement concise, voire minimale, et volontiers volatile. » De fait, qu’il s’agisse de bandes vidéo ou d’installations, Bill Viola décline toutes sortes de thèmes fondamentaux comme la naissance et la mort, la vie et le rêve, les rapports humains ou le rôle de l’individu dans la société d’aujourd’hui si gourmande d’information et de médiatisation. Soucieux que l’art participe de la vie de tous les jours, « sinon cela n’est pas honnête », Viola partage avec William Blake l’idée que, « si les portes qui conduisent à la perception étaient plus ouvertes, alors chaque chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est : “infinie” ». En quête d’un syncrétisme idéal, nourri tout à la fois de la pensée universelle, de la mythologie, des leçons du mysticisme judéo-chrétien et des cultures orientales, sa vision du monde qui relève d’un regard cristallin tente chaque fois de nous en retranscrire une image poétique que l’on pourrait dire syncopée.
Ainsi de The Reflecting Pool, l’un de ses plus célèbres vidéogrammes, élément d’un ensemble réalisé entre 1977 et 1980 qui montre un homme – l’artiste lui-même – déambulant autour d’un bassin rectangulaire situé dans un bois verdoyant. Soudain celui-ci effectue un saut dans le vide pour disparaître dans les eaux semi-profondes en un saisissant arrêt sur image. Plan fixe, tout joue de l’imperceptible mouvement des réflexions et des ondulations à la surface du bassin. Extensible à l’infini, le temps est ici le sujet essentiel d’une relation de l’homme à la nature, dans son émergence comme dans sa disparition.
À ces jeux subtils de présence discrète, de suspens et de mouvement/immobilité, Bill Viola est passé maître. Deux œuvres majeures en témoignent, toutes deux présentées dans le cadre de l’exposition que lui consacre en cette fin d’année la National Gallery et qui le furent par le passé en France. The Greeting, tout d’abord, une installation vidéographique au grand format vertical, réalisée en 1995, inspirée d’une peinture de Pontormo, La Visitation (1528-1529), et mise en place dans l’église Saint-Eustache à Paris en 2000. Dans un ralenti d’une extrême lenteur, l’œuvre traite la rencontre de trois femmes, dont Marie et Élisabeth toutes deux enceintes. Tout y est d’un jeu ambigu entre statique et dynamique. Le résultat est saisissant, l’image opérant comme « une peinture qui dure dix minutes et qui recommence, devant laquelle on peut rester ou se recueillir » (Françoise Parfait). Davantage spectaculaire, The Crossing (1996), l’œuvre qu’il a présentée à l’exposition de « La Beauté » au palais des Papes en Avignon, l’été 2000, est quant à elle fondée sur le principe du diptyque. Elle oppose face à face deux immenses écrans sur lesquels émerge, lentement et simultanément, comme venant d’un lointain enfoui, la figure d’un marcheur qui vient se dresser peu à peu de façon monumentale au premier plan avant d’être complètement consumée sur l’un et totalement immergée sur l’autre. Ici et là, il y va d’une même réflexion sur la représentation du sublime et le rôle spirituel de l’art. Pour Bill Viola, celui-ci, par la contemplation, mène à la découverte de soi-même, voire à une expérience métaphysique, à un autre état de conscience. Éloge de la passion.

L'exposition

« Bill Viola The Passions » est présentée du 22 octobre au 4 janvier 2004, tous les jours de 10 h à 18 h, le mercredi jusqu’à 21 h. LONDRES, National Gallery, Trafalgar Square, aile Sainsbury, tél. 020 7747 2885.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°551 du 1 octobre 2003, avec le titre suivant : Bill Viola, en quête de passion

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