Les fastes du palais Liechtenstein

L'ŒIL

Le 1 mai 2004 - 1565 mots

Le retour à Vienne d’une partie des collections Liechtenstein dans l’ancien palais familial est un double événement. Non seulement la capitale autrichienne se dote d’un nouveau musée sans débourser un centime, mais le Liechtenstein se donne une vitrine culturelle au cœur de l’Europe.

L’histoire commence en 1938 lors de l’Anschluss quand les fonctionnaires nazis classent monument historique, avec interdiction de sortie du territoire, l’ancestrale collection Liechtenstein conservée depuis 1807 dans le palais d’été familial à Vienne. Ce classement faisait suite à l’abolition de tous les fidéicommis privés qui avaient permis à certaines familles, dont les Liechtenstein, de conserver intact et transmissible par primogéniture un patrimoine historique. Ayant choisi de quitter Vienne, le prince se réfugie à Vaduz, capitale de sa principauté englobée depuis 1923 dans une union douanière avec la Suisse, et observe, pendant le conflit mondial, une stricte neutralité. En 1945 cependant l’approche des armées russes l’incite à sauver certains biens familiaux situés en Bohème et en Moravie et demande le rapatriement à Vaduz des collections viennoises, mises entre-temps sur la liste des trésors nationaux du Reich.
Il obtient une autorisation d’évacuation pour Reichenau, sur le lac de Constance, seuls quelques objets pouvant rejoindre Vaduz. Autorisation limitée de surcroît à trois ans et assortie d’une interdiction de vente. Profitant de la confusion des temps, le prince arrive cependant à tout rapatrier dans sa principauté et reste sourd, après la guerre, aux demandes autrichiennes de retour à Vienne. Il profite même d’une autorisation temporaire de sortie d’Autriche pour quelques Rubens destinés à une exposition en Suisse pour les garder à Vaduz.
Les débuts d’une dispersion accroissent la tension entre les deux États. En 1950, deux Chardin sont vendus à Samuel Kress qui en fait don peu après à la National Gallery de Washington. En 1951, ce sont vingt-deux tableaux qui quittent le Liechtenstein dont trois Canaletto, un Ribera. Le musée d’Ottawa pense un moment acheter la collection en bloc, 25 millions de dollars canadiens sont débloqués par le Parlement, mais le musée doit se contenter d’une demi-douzaine de toiles dont la Bethsabée au bain de Rembrandt. Dans les années 1960, c’est La Joueuse de luth d’Orazio Gentileschi et la Sainte Cécile du Caravage qui parviennent, par l’intermédiaire du Alisa Mellon Bruce Fund, à la National Gallery de Washington qui acquiert en outre le dernier Léonard de Vinci en mains privées, Ginevra de Benci. En 1969 encore un Frans Hals important est acheté par la Pinacothèque de Munich.

Plus de sept cents tableaux en 1780
Résignés, se voyant mal investir manu militari la principauté, les fonctionnaires autrichiens estiment être un moindre mal la conservation de la collection en un lieu unique. Ils acceptent l’exportation d’objets restés sur place et installent un musée d’art moderne au palais Liechtenstein. Au début des années 1970, la création d’une Fürst von Liechtenstein Stiftung qui englobe la collection (propriété privée depuis 1948) et une nouvelle campagne d’achats semblent leur donner raison. Élément déterminant, l’essor économique de la principauté dont la réputation de paradis fiscal n’est plus à faire. On peut même penser que les nombreuses plaintes et enquêtes de ses voisins européens, sur le blanchiment d’argent ou le financement occulte des partis (en Allemagne), a pu inciter le souverain à soigner son image de marque. Pour cela, il fallait montrer la collection au public. L’ouverture de quelques salles du château puis le prêt de quelques pièces au nouveau Kunstmuseum de Vaduz étaient insuffisants. Le retour à Vienne est alors envisagé d’autant plus que le musée d’art moderne a entretemps rejoint le nouveau Museum Quartier. Condition essentielle aux yeux de Vaduz, l’annulation du classement contesté de 1938. C’est donc de sa propre initiative que Hans Adam II accepte de restaurer à ses frais l’ancien palais et d’y replacer l’essentiel d’une collection formée par plusieurs générations de Liechtenstein.
Le noyau est formé par Karl Ier (1569-1627), grand maître de la cour auprès de l’empereur Rodolphe II à Prague. Tout en essayant de se garder de la convoitise du souverain, Karl profite de sa position pour passer commande à des artistes que Rodolphe s’est attaché comme Adrien de Vries qui réalise pour lui les deux chefs-d’œuvre de la collection de sculptures : un Christ et un saint Sébastien grandeur nature (ill. 6) destinés à la chapelle de son château de Feldsberg (Valtice). Dans sa Guardaroba et sa Silberkammer, Karl, à l’instar de son souverain, accumule tapis et tapisseries, pièces d’orfèvrerie, peintures avec une prédilection pour les vases en cristal de roche et les marqueteries en pierres dures réalisées à Prague par des artisans florentins. Mais c’est son fils, Karl Eusebius (1611-1684) qui fait figure de vrai collectionneur, estimant dans son ouvrage, Sur l’architecture, que l’argent doit servir à « acheter des choses rares et bonnes, belles et nobles ». Il rassemble à Feldsberg, un ensemble de petits maîtres flamands et hollandais et, peu avant sa mort, le triptyque d’Hugo Van der Goes et le portrait de Jean Fouquet. Son fils Johann Adam (1657-1712) dit « Adam le Riche » applique ses préceptes et fait construire simultanément le palais de ville dans l’actuelle Bankgasse et le palais d’été. Son goût baroque le porte vers la grande peinture italienne : il commande à Marcantonio Franceschini de Bologne deux cycles de peintures décoratives pour la salle d’Hercule du palais d’été dont le plafond est confié au père Pozzo lui-même. Par la suite, et contre les princes du Palatinat et de Bavière, il réussit à se constituer une collection importante de Van Dyck (ill. 14) et de Rubens (dont le cycle de Decius Mus, ill. 1, 3, 11) qui rejoint, au deuxième étage du palais de ville, les peintures italiennes et les collections de son père, ramenées de Feldsberg. La collection passe alors à son neveu Joseph Wenzel (1696-1772), grand homme de guerre et diplomate qui profite de ses ambassades pour commander ses portraits à Rigaud, à Solimena ou à Pesne, des vues de son palais à Bellotto ou des œuvres directement aux artistes comme Chardin. Un catalogue de 1780 fait état de plus de sept cents tableaux. En 1807, le prince Johannes fait transférer les collections dans le palais d’été qui acquiert, comme le Belvédère installé par Joseph II, un véritable statut de musée. Avec l’aide de savants comme Jakob on Flake et Wilhelm Bode, directeur des musées de Berlin, l’histoire de l’art fait son apparition. Johannes II (1840-1929) élimine les pièces médiocres et comble les lacunes en primitifs italiens et flamands, mais ignore l’art de son temps, pas de Klimt ni de Picasso dans les collections Liechtenstein ; son péché mignon : la peinture Biedermeier.
L’actuel prince, Hans Adam II avoue également son peu d’intérêt pour l’art du XXe siècle et pour l’art en général mais il laisse toute liberté à son nouveau directeur Johann Kräftner dans sa politique d’acquisition. Parmi les derniers achats : un Valentin de Boulogne acquis en 2003 qui pourrait faire oublier la vente du Gentileschi, un portrait d’homme par Frans Hals, anciennement collection Rothschild de Vienne et rendu récemment à la famille par le Kunsthistorisches Museum ; il est exposé en pendant au portrait de Hals vendu, prêté pour l’inauguration par l’État bavarois.
Citons encore une Lionne de Frans Snyders, un Bouquet de Van Huysum. Par ailleurs le très bel ensemble de bronzes est accru par l’achat de pièces de Mantegna, l’Antico et Jean de Bologne.
Accrochage relativement dense, mélange de sculptures, peintures, meubles et objets, la présentation se veut palatiale et baroque même si la chronologie et la répartition par écoles sont respectées, en dehors de la très belle salle V où portraits du Nord et du Sud sont confrontés. Deux points forts : la galerie des Rubens où le cycle de Decius Mus dialogue avec les grands bronzes de De Vries (ill. 1, 3, 4, 5) et la salle de peinture italienne baroque dominée par une réplique grandeur nature de la Vénus Médicis en bronze patiné. En tout trois cents numéros présentés sur 2 300 mètres carrés, soit 10 % de la collection. Au rez-de-chaussée, trois salles sont réservées à des expositions temporaires qui permettront de faire « tourner » les réserves, on peut y voir actuellement de la peinture française du XVIIIe siècle et quelques toiles Biedermeier.
Johann Kräftner aime insister sur l’ensemble « baroque » que forme le palais et sa collection. Concept un peu galvaudé mais qui aurait pour but de renouveler l’image de la Vienne baroque que le musée aimerait opposer à celle de la Vienne 1900 (avec le trio Klimt, Schiele et Kokoschka) qui aujourd’hui l’emporte encore aux yeux du public. Pour ce faire, le directeur du palais a formé une association avec plusieurs collections privées princières (Schönborn-Buchheim, Esterhazy…) ainsi qu’avec la collection de la Kunstakademie pour organiser à l’avenir des expositions collectives. Et comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, on notera parmi les sponsors de ces projets l’établissement bancaire de la famille Liechtenstein LGT Bank qui vient d’ouvrir une succursale à Vienne dans l’autre palais Liechtenstein… en ville.

Le palais Liechtenstein réunit plus de deux cents tableaux et une cinquantaine de sculptures. Sa réouverture permet également de visiter certaines salles du palais jusque-là fermées au public, comme la bibliothèque. Le palais est ouvert tous les jours sauf le mardi de 9 h à 20 h. Plein tarif : 10 euros, tarifs réduits : 8 et 5 euros. VIENNE (Autriche), palais Liechtenstein, Fürstengasse 1, tél. 319 57 67 252, www.liechtensteinmuseum.at

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°558 du 1 mai 2004, avec le titre suivant : Les fastes du palais Liechtenstein

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