La Partie de campagne de Fernand Léger

Par Dominique Vergnon · L'ŒIL

Le 13 avril 2017 - 1161 mots

À la fin de sa vie, le peintre aborde
le thème des loisirs et célèbre leur dimension populaire. La journée de détente passée à la campagne entre amis est un sujet qu’il traite une dizaine de fois. Le tableau, manifeste social du peintre, est présenté dans la rétrospective Fernand Léger au Centre Pompidou-Metz.

Les convictions sociales de Fernand Léger ont la force de ses convictions esthétiques. En 1946, à la Sorbonne, il donne une conférence intitulée « L’art et le peuple ». Remplacer « et » par « pour » permet de saisir comment sa vie et son œuvre prennent les dimensions d’un engagement total en faveur de ce qu’il appelle « les masses populaires ». Gazé à Verdun en 1917, exilé en Amérique en 1940, la guerre marque deux fois l’existence du peintre. Il sait donc ce que le mot humanité signifie. La peinture, l’architecture, le sport, le cinéma sont à ses yeux des occasions de fraternité partagée et de célébration des beautés de la vie. Événement historique, le Front populaire, alors au pouvoir, promulgue au début de l’été 1936 la loi sur les congés payés. Le tableau, qui s’inscrit dans le retour à la figuration qui se manifeste depuis 1930 dans son style, représente une de ces nouvelles journées de vacances. En 1937, Léger participe à la décoration du Vélodrome d’Hiver et admire les courses cyclistes. Le vélo constitue à ses yeux un moyen d’associer exercice physique et bon air.

La revanche des sensibles sur les intelligents
Clairement divisé en quatre bandes horizontales, jaune du ciel, vert de la colline, ocre du sable, bleu de la rivière, La partie de campagne (1953) est loin d’être statique. L’action est traduite par des plans qui se suivent et s’intègrent spontanément. Pour concilier dans sa narration dynamique et poétique, Léger réagit contre le défaut de construction de l’impressionnisme et applique le principe qui traverse son œuvre, la loi des contrastes de formes et de couleurs. Insistant sur les aplats et les cernes, il met ainsi en rapport dans un espace restreint lignes et surfaces et donne à l’ensemble relief et profondeur. Ce qui fait que cette réunion bucolique et presque naïve à première vue contient une charge symbolique réelle non seulement en phase avec la modernité qu’il défend mais aussi avec la démocratisation qu’il applaudit. Lié d’amitié à Éluard, avec qui il mène un combat commun, Léger illustre en cette année 1953 le poème Liberté. Léger, « la brute magnifique », estimait que « l’œuvre d’art est pour les sensibles. C’est leur revanche sur les intelligents ».

La mécanique
Après des mois de travail, les quatre amis ont quitté la ville pour aller respirer l’air de la campagne. C’est l’été, les tenues sont légères, la chaleur se ressent. Entre les deux guerres, constatant les mutations de la vie urbaine et les évolutions techniques, Léger abandonne l’univers métallique des machines, des rouages et des hélices. Virage significatif de son style, les volumes rigides et géométriques sont remplacés par des personnages et des lignes courbes. Il cherche moins à rendre les effets de vitesse que ceux du temps qui se ralentit. Les formats des tableaux sont plus grands, les couleurs explosent, la sérénité s’impose, la ressemblance au réel prime. Séparé du groupe, à genoux, l’homme à la casquette a ouvert le capot pour vérifier le moteur. À l’évidence, il s’y entend en bielles et en pistons. La décapotable rouge qui les a conduits jusqu’au bord de la rivière est-elle tombée en panne ? Le peintre, dans une espèce d’aparté visuel, montre que la mécanique ne tient plus ses promesses.

Les loisirs
Exécutant à la fois peintures et études graphiques, Léger traite le sujet de plusieurs manières, évitant avec soin son idéalisation. La disposition générale se retrouve dans les différentes versions mais il renouvelle sa façon de valoriser le moment grâce à quelques variations, incluant soit un pêcheur qui lance sa ligne, soit des baigneurs au milieu de l’eau, soit encore un enfant et son ballon. Il dissocie également dessin et couleur pour accroître l’impression de gaieté et de luminosité. Constante chez lui, les visages sont lisses, anonymes, sans âge ni émotion. Il introduit ici dans le calme de ce jour de repos hebdomadaire une note d’ironie. Le jeu des mains qui relient l’homme aux deux femmes indique des connivences pouvant faire conjecturer un triangle amoureux. La mise en place des personnages renvoie à celle d’une toile antérieure, Les Loisirs, réalisée en 1949 sur fond rouge qui rappelle l’intérêt de Léger pour le cyclisme, très à la mode alors et permettant de s’évader aisément des villes.

La nature
La scène se détache sur la colline verte. Les feuilles qui poussent sur les branches sinueuses de l’arbre à droite sont le contrepoint de la raideur sèche de celui qui se dresse au centre. Le chien s’est allongé, l’eau bleue ondule au premier plan. À son habitude, Léger rend la perspective par d’habiles changements de proportion et des emboîtements. Né dans une ferme, fils d’un éleveur de bœufs, Léger est attaché à la terre. Cendrars et Cocteau l’appellent le « peintre paysan » et Kahnweiler le « grand Normand roux ». Longtemps absente de son œuvre, apparaissant dans des dessins et des encres proches de combinaisons abstraites, la nature devient un acteur important. Le soleil dont il décompose les rayons, l’insecte, la fleur, notamment le tournesol, sont entrés dans son répertoire iconographique. Conscient des atteintes que l’industrie cause à la nature, il écrit dans le Cirque, édité par Tériade : « Un chêne que l’on peut détruire en vingt secondes met un siècle à pousser. […] Le progrès est un mot dénué de sens. »

Les maîtres
Les yeux rêveurs, étendue sur le sable parallèlement à l’eau, la jeune femme robuste et sportive dans une coquette tenue rouge profite du calme rural. Léger a gardé en mémoire les leçons du classicisme mais il les déborde allègrement et en fait la synthèse selon son propre vocabulaire pictural. Frontale, cadrée au plus près, sa toile revisite Le Déjeuner sur l’herbe de Manet qu’il admire pour ses audaces. Il a aussi en tête un autre déjeuner sur l’herbe, moins polémique, celui de Monet. Léger, qui s’est intéressé au cinéma et croit au pouvoir du septième art pour diffuser la culture, a peut-être vu Une partie de campagne, le film que Jean Renoir tourne précisément en 1936. Héritier d’une longue tradition qui associe cadre champêtre et épicurisme, Léger recrée une sorte de nouvelle Arcadie qui lui fait oublier la parenthèse noire des deux conflits et les rumeurs de la « metropolis ». Derrière son apparente simplicité, le tableau obéit à une construction élaborée qui donne l’impression d’un instantané vivant.

Biographie

4 février 1881 - Naissance à Argentan (Orne)

1911 - Nus dans la forêt est exposé au Salon des indépendants

1919 - Le marchand de tableaux Léonce Rosenberg le prend sous contrat

1924 - Réalise avec Dudley Murphy Ballet mécanique, un film expérimental dadaïste

1930 - Exécute La Joconde aux clés, une de ses œuvres maîtresses

1936 - Quatre toiles de Léger exposées au MoMA

17 août 1955 - Décès de Fernand Léger à Gif-sur-Yvette

« Fernand Léger. Le beau est partout »

Du 20 mai au 30 octobre 2017. Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz (57) ; ouvert tous les jours sauf les mardis et le 1er mai. Commissaire : Ariane Coulondre ; www.centrepompidou-metz.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°701 du 1 mai 2017, avec le titre suivant : La Partie de campagne de Fernand Léger

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