Art moderne

Le portrait impressionniste, toute une histoire !

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 22 mars 2016 - 1677 mots

Le festival Normandie impressionniste consacre son édition au portrait impressionniste. Surprenant pour un mouvement pictural qui a fait sortir les peintres de leurs ateliers pour peindre la nature sur le vif ? Pas vraiment, tant le portrait est bel et bien un enjeu majeur de l’impressionnisme, qui a même rebattu les cartes du genre.

Alors que se dessine un regain d’intérêt général pour le portrait, ce contexte plus réceptif engendre une manière nouvelle de regarder ceux des impressionnistes. « Autrefois on n’appliquait pas les grilles d’analyse du portrait à l’impressionnisme : les questions de ressemblance, de personnalité, de psychologie et de moyens d’expression, estime Xavier Rey, conservateur au Musée d’Orsay, directeur des collections et commissaire de plusieurs expositions sur le portrait. Pour les mêmes tableaux, on appliquait plutôt la problématique de la scène de genre. » Il faut dire que la distinction entre les deux est ténue, une des innovations du groupe étant justement le dynamitage des frontières entre les catégories. « Ils ont sciemment instauré une confusion entre le portrait et la scène de genre, avance Sylvain Amic, directeur des Musées de Rouen et commissaire de l’exposition “Scènes de la vie impressionniste”. Grâce au travail récent des historiens de l’art on se rend compte que derrière la majorité des visages qui étaient perçus comme des scènes de la vie moderne se trouvent de véritables portraits. »

Un portrait en situation
Quels sont les traits saillants du portrait impressionniste ? « Il est réalisé avec la technique du fractionnement de la touche et une attention particulière à la lumière, résume Xavier Rey. Il est un peu à cheval entre ressemblance du visage, étude des traits psychologiques et de caractère, mais aussi du cadre de vie et du contexte social. » Cette inscription sociologique a été théorisée par le critique d’art Edmond Duranty dans son manifeste La Nouvelle Peinture (1876). Il énonce les préceptes du portrait moderne qui repose sur « l’étude des reflets moraux sur les physionomies et sur l’habit, l’observation de l’intimité de l’homme avec son appartement, du trait spécial que lui imprime sa profession. » « C’est une époque où la sociologie était en train de naître, rappelle Xavier Rey. Donc l’artiste devait être l’écho de la société moderne et intégrer cette dimension sociale. Par conséquent, le vrai portrait va être un portrait en situation, comme le nomme Degas. » Un des exemples les plus caractéristiques d’Edgar Degas est Portraits à la Bourse, où il portraiture Ernest May au milieu de ses confrères en restituant l’atmosphère agitée de son milieu professionnel.

L’intérêt pour le métier, le cadre et le mode de vie transparaît dans quantité de portraits. Ouvrant aussi la porte à des poses moins conventionnelles, à l’incursion d’occupations quotidiennes, comme la lecture, ou de moments de relâchement. D’où la troublante sensation d’observer une société saisie sur le vif à la manière d’un instantané. Ce dialogue avec l’esthétique photographique n’est absolument pas fortuit. Ce nouveau concurrent sur le marché incite les artistes à refonder le genre. Les peintres académiques qui font alors fortune grâce au portrait rivalisent sur le terrain de la mimésis et de la facture lisse. Les impressionnistes abandonnent à l’appareil la question de la ressemblance tout en s’inspirant des cadrages et de l’aspect flou des clichés. Autant de stratagèmes qui rendent le portrait plus vivant et moins convenu. Le portrait impressionniste joue sur cette prétendue absence d’artifice ; une spontanéité feinte en réalité puisqu’il est le fruit d’une recomposition ultérieure en atelier.

Intimité et affirmation de soi
Le sentiment de proximité et d’intimité avec le modèle est aussi renforcé par la présence massive de parents et de proches. De tableau en tableau, on retrouve ainsi des visages familiers. On a souvent imputé cette situation à des contingences financières. En clair, les impressionnistes n’auraient pas eu les moyens de payer des modèles professionnels. C’est en partie vrai pour le tout début de leur carrière, mais cela relève surtout d’un positionnement conceptuel. « C’est davantage l’aspect jeu de rôles qui les intéresse, confirme Sylvain Amic. Par exemple, la première compagne de Renoir, Lise, peut apparaître tour à tour telle une élégante et sous son vrai nom, mais aussi en bohémienne ou en nymphe. Cette incarnation de différents rôles brouille les pistes. » Claude Monet peint également régulièrement son épouse Camille en plein air comme dans son intérieur. De telles pratiques ne sont pas nouvelles, cependant elles demeuraient auparavant cantonnées à la sphère privée. Ici, au contraire, les tableaux sont immédiatement exposés et vendus. « Ce brouillage entre les genres se traduit d’ailleurs dans l’évolution des titres. Par exemple, Méditation représentant Camille Monet a changé plusieurs fois de titre selon les circonstances d’exposition. L’auteur adaptant sa stratégie en fonction de l’audience. »

Au-delà de la dissolution des catégories, l’incursion de l’entourage vise aussi à asseoir la légitimité du groupe en documentant tous les moments de l’aventure impressionniste : la famille, les artistes, mais aussi les marchands et les soutiens. « Il y a une vraie stratégie pour s’affirmer, pour donner une image au groupe. Il faut montrer que ce ne sont pas trois rapins bohèmes qui prétendent révolutionner la peinture, mais bien un mouvement qui apparaît sur les murs du Salon à travers les gens qui le soutiennent ou à travers leur propre image. » Cette tactique pour matérialiser une identité artistique explique la somme de portraits croisés, d’autoportraits, mais aussi de tableaux d’écrivains, des collectionneurs et des critiques qui supportent le groupe.

L’exemple le plus flagrant est le manifeste d’Henri Fantin-Latour, Un atelier aux Batignolles. Manet, Monet, Bazille, ou encore Renoir et Zola s’y affichent comme des personnalités respectables, avec une attitude déterminée, mais dans une atmosphère sobre. De manière calculée, il réactive les poncifs du tableau de corporation du siècle d’or afin de surligner la dignité des personnages et de gommer leur réputation sulfureuse. Ce tableau devient une référence pour les générations suivantes : l’Hommage à Cézanne de Maurice Denis, La Lecture par Émile Verhaeren de Théo Van Rysselberghe, ou encore le portrait des surréalistes de Max Ernst. Les portraits de groupe sont parfois plus cryptés, telle La Musique aux Tuileries où Édouard Manet portraiture le Paris huppé du Second Empire en prenant soin de se représenter ainsi que ses amis et soutiens, dont Baudelaire et Théophile Gautier.

Des stratégies de carrière
Pour s’affirmer et faire carrière, rien de tel en effet que d’arborer ses alliances. Qu’ils s’agissent de personnalités artistiques, de cautions intellectuelles, de célébrités ou de collectionneurs. Stratégie d’autant plus efficace quand elle est réciproque. Manet réalise, par exemple, le portrait de deux écrivains influents, Zola puis Mallarmé, en remerciement de textes élogieux à son égard. Le compositeur et collectionneur Émmanuel Chabrier, qui a créé des morceaux en référence à ses amis peintres, apparaît également dans plusieurs œuvres importantes : L’Orchestre de l’Opéra de Degas, Autour du Piano de Fantin-Latour ou le Bal masqué à l’opéra de Manet. Cette dernière œuvre représente par ailleurs le riche collectionneur Albert Hecht. Car afficher une relation privilégiée avec d’importants amateurs d’art consolide une situation et peut carrément lancer une carrière. À ce titre, Madame Charpentier et ses enfants de Renoir est un cas d’école. « Ce portrait a été décisif, car son modèle était une référence du Tout-Paris. Épouse d’un puissant éditeur, elle animait un salon couru par les politiques, les hommes de lettres et les artistes, précise Pascal Bonafoux, historien de l’art, auteur entre autres d’une biographie du peintre (Perrin). C’est le tableau qui va permettre à Renoir de sortir de la misère, de recevoir de nombreuses autres commandes. » Souvent un portrait réussi peut effectivement lancer une carrière et introduire dans un cercle de commanditaires. Ou tout simplement faire entrer au Salon qui demeure une consécration, y compris pour les avant-gardes. Tous les portraits de groupe de Fantin-Latour sont par exemple acceptés au Salon, de même Bazille qui a souvent été retoqué est admis avec la Réunion de famille.

Le portrait d’une célébrité constitue un autre moyen de se faire remarquer. « Manet et Degas ont fait le portrait de comédiens, de chanteurs ou de danseuses célèbres, souligne Sylvain Amic. C’est aussi une façon de légitimer cette peinture en montrant que des personnalités réputées se sont prêtées au jeu. Il y a un autre enjeu, c’est que le public va pouvoir mesurer le talent de l’artiste à rendre une expression particulière et bien connue. » Tous les peintres du groupe ne pratiquent cependant pas le portrait avec la même appétence. Sisley n’en réalise pratiquement pas, tout comme Pissarro. Si Berthe Morisot en exécute beaucoup, ils sont essentiellement centrés sur son cercle familial, surtout sa fille Julie dont on peut littéralement retracer les années de jeunesse. Parmi ceux qui le pratiquent assidûment, on observe en outre des enjeux différents. Renoir qui est d’extraction modeste, contrairement à nombre de ses comparses, a toujours dû vivre de sa peinture. Or, au XIXe siècle où la mode du portrait est à son comble, il constitue l’une des principales ressources pour un artiste.

Dès 1833, le chroniqueur Auguste Jal pointait la passion de ses contemporains pour ce genre, sa proéminence au Salon et la source de revenus qu’il constitue. « Le portrait est le pot-au-feu du peintre ; c’est avec des portraits qu’il bat monnaie. » « Renoir le pratique dès le début des années 1860, pour vivre, remarque Xavier Rey. Cela va devenir son produit commercial et le rester jusqu’à la fin de sa vie. » Cette importance du portrait de commande dans sa production en explique le caractère flatteur. A contrario chez Manet et Degas, issus tous deux de milieux bourgeois, il s’agit essentiellement de portraits choisis. « Degas n’a jamais eu besoin de vivre de son activité de portraitiste, ce qui explique qu’il ait été plus libre dans cette pratique. » Exempté de la pression marchande, il bénéficiait d’une grande latitude qui lui attira parfois l’ire de ses modèles. Une anecdote savoureuse raconte que son double portrait de M. et Mme Manet déplut fortement à son ami. Excédé par l’allure peu gracieuse que Degas avait donnée à son épouse, Manet déchira le tableau !

Troisième édition du festival « Normandie impressionniste »

Du 16 avril au 26 septembre 2016. Commissaire général : Jérôme Clément. Président du conseil scientifique : Erik Orsenna. www.normandie-impressionniste.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : Le portrait impressionniste, toute une histoire !

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