Art moderne

Il y a cent ans, Malevitch créait Carré noir

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 25 août 2015 - 1526 mots

Tandis que les chefs-d’œuvre des avant-gardes russes sont exposés à Monaco, l’exposition « 0,10 » sera bientôt rejouée à Bâle et Malevitch exposé à Bergame. Cent ans après la création du Carré noir, l’Europe célèbre discrètement l’une des aventures les plus passionnantes de l’histoire de l’art.

Après le déluge est apparue la joie des hommes nouveaux : un art nouveau. » Dans son commentaire de l’exposition « 0,10 », organisée à Petrograd (actuel Saint-Pétersbourg) en décembre 1915, le peintre Mikhaïl Matiouchine loue les premières peintures suprématistes de Malevitch. Peintes au début de l’été 1915, elles sont encore fraîches et pourtant Matiouchine comme Malevitch ont conscience de participer à un moment historique, soit l’ouverture « après le déluge » d’un nouveau chapitre de l’histoire de l’art intitulé Carré noir sur fond blanc ou Quadrangle.

« Je suis une étape »
Kazimir Malevitch, le premier, a la conviction que son Carré noir deviendra bien plus qu’un chef-d’œuvre, un symbole des avant-gardes du XXe siècle, un point de non-retour à l’instar de son lointain cousin new-yorkais l’urinoir (Fontaine) qui sera signé par Marcel Duchamp deux ans plus tard, en 1917. Le peintre n’écrit-il pas dans sa correspondance en mai 1916 : « Je suis heureux que le visage de mon carré ne puisse se confondre avec aucun maître, ni avec une époque. N’est-ce pas la vérité ? Je n’ai pas écouté mes pères et ne leur ressemble pas » ? Pour finir par ces mots : « Moi aussi, je suis une étape. » Car voilà bien la vérité, Malevitch devient avec son Carré noir une nouvelle station de l’histoire de l’art, à une nuance près : s’il ne ressemble pas à ses pères, il a digéré leur leçon. De son puissant Autoportrait fauve de 1908 (qui ouvre la spectaculaire exposition « De Chagall à Malevitch » à Monaco) à son Carré noir (qui prendra le chemin de la Fondation Beyeler en octobre), Malevitch a assimilé les leçons de Matisse, Braque et Picasso, Léger et Marinetti, après avoir bien regardé, toujours du côté de la France, Monet, Cézanne et surtout Gauguin. Il n’est d’ailleurs pas le seul : Piotr Kontchalovski, Aristarkh Lentoulov, Mikhaïl Larionov, Natalia Gontcharova, Vladimir Tatline, Alexandre Chevtchenko…, tous ont consciencieusement récité leurs « ismes » (impres- sionnisme, fauvisme, cubisme, futurisme) avant d’inventer à leur tour, dans les années 1910, leurs propres avant-gardes, dont le suprématisme et le constructivisme seront l’acmé.

Moscou, l’autre capitale de l’art français
En dehors des fréquents voyages à Paris des artistes et des collectionneurs russes, la nouvelle peinture française débarque donc à Moscou en 1908 et 1909 par les deux salons organisés par la revue La Toison d’or. Cézanne, Bonnard, Braque, Derain, Gauguin, Sérusier, Van Dongen, Van Gogh, Vuillard… y sont alors exposés, sans oublier Matisse, dont cinq toiles importantes sont présentées. Leur découverte marque un changement esthétique durable dans le milieu artistique de Moscou qui devient alors la deuxième capitale de l’art français. C’est « de l’année 1908 que date  la révolution dans le “Royaume de l’art” », se souvient Malevitch en 1918.

Dès lors, la machine russe s’emballe. Elle libère progressivement le dessin, la couleur et le sujet, pour prendre la voie inéluctable du Carré noir. Les artistes, Larionov et Malevitch en tête, s’enivrent de nouveautés ; le 8 mars 1909 est traduit le Manifeste du futurisme de Marinetti, soit quelques jours à peine après sa publication dans Le Figaro. La même année arrive en Russie le cubisme. Excités, des artistes font le voyage à Paris ; certains, comme Exter, Archipenko, Popova et Pestel, y séjournent même, faisant de Montparnasse une petite Russie. Et quand ils ne voyagent pas, à l’instar de Malevitch, ils vont admirer les Cézanne, Matisse et Picasso chez les collectionneurs privés Chtchoukine et Morozov, à Moscou. C’est ainsi que Malevitch a vu l’Autoportrait de Cézanne chez Chtchoukine, parmi les huit œuvres de l’artiste que possède le collectionneur en 1913, qu’il qualifie de « sphinx égyptien ».

La naissance d’un art typiquement russe
« Les mouvements s’entrechoquent et vivent au rythme de rencontres chaleureuses et innovantes », écrit Jean-Louis Prat dans le catalogue de son exposition « De Chagall à Malevitch ». Mais, en Russie, la chaleur des relations ne manque jamais de laisser place au froid. Les groupes d’artistes se constituent aussi rapidement qu’ils se déchirent pour former de nouveaux groupes d’artistes, et ainsi de suite. L’Union de la jeunesse est-elle à peine constituée en 1909 autour de Matiouchine, que Le Valet de carreau se forme en 1910 autour de Larionov ; mais Larionov rompt un an plus tard avec Le Valet jugé trop cézannien – autrement dit, trop pro-occidental – pour fonder avec Gontcharova La Queue d’âne où s’associent alors Malevitch et Tatline… Jusqu’en 1913, lorsque Malevitch s’éloigne à son tour de Gontcharova et de Larionov qui a jugé ses œuvres « sèches » et ses titres « confus et ineptes ». Bien sûr, chaque nouveau groupe est prétexte à une exposition, faisant ainsi filer le train des avant-gardes. Car, remises dans leur contexte de la Révolution russe, ces bagarres de surenchères esthétiques donnent naissance à des courants inédits, à « un art de gauche » comme l’appellent alors les artistes – le terme d’avant-gardes russes apparaîtra dans les années 1960 : le rayonnisme, le cubo-futurisme, l’organicisme, le suprématisme en 1915, le constructivisme dans les années 1920… dont  l’exposition de Monaco suit superbement les itinéraires.

Le degré « 0 » des formes
À l’été 1915, donc, alors que les premières peintures non objectives se multiplient dans son atelier, Malevitch se mue en chef de file de la nouvelle peinture qu’il lui faut exposer au plus vite. Ivan Puni est chargé de trouver un lieu à Petrograd, tandis que Malevitch s’occupe de sélectionner les participants et de trouver un titre à l’exposition. Ce sera « 0,10 ». Dans l’esprit du peintre, le « 0 » correspond au degré zéro des formes qu’il a atteint. Quant au « 10 », fait-il référence au « nouveau pays » auquel le nombre renvoie dans l’opéra futuriste Victoire sur le soleil de Kroutchonykh et Malevitch en 1913, et dans lequel apparaît pour la première fois le carré noir ? La presse, qui ne comprend pas plus le titre que l’expo, s’en moque : « Création : 0 – Participants : 10 », écrit un critique d’Ogonëk.

Le 1er décembre 1915 ouvre ainsi « La dernière exposition futuriste : 0,10 », non sans que des oppositions se fassent entendre en dehors et au sein même des participants – « peintres professionnels » peut-on lire au-dessus des toiles cubistes de Popova et d’Udaltsova ! Tatline y présente ses Reliefs et Contre-reliefs, premiers pas vers le matérialisme constructiviste qui sera le grand rival du suprématisme ; Ivan Puni, ses Assemblages non objectifs. Malevitch, lui, accroche ses compositions suprématistes ainsi que son Carré noir. Menkov et Klioun partagent également l’affiche. C’est à cette période que Kazimir Malevitch pose les principes de sa peinture qui seront repris dans son manifeste Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le 12 janvier 1916, soit une semaine avant la clôture de l’exposition, il donne une conférence lors de laquelle il déclare à une assemblée railleuse : « Je suis l’apôtre des nouvelles idées dans l’art ! »

Exposer l’art de gauche en 2015
En octobre 2015, cent ans après l’ouverture de l’exposition, la Fondation Beyeler s’apprête donc à réactiver « 0,10 ». Mais la rejouer n’est pas chose aisée lorsque, avec le temps et ses vicissitudes – la Révolution russe, le Réalisme socialiste, les purges staliniennes, etc. – de nombreuses œuvres ont été perdues. Diverses sources, comme les comptes-rendus dans les journaux ou le catalogue de l’exposition – la participation de Menkov n’est attestée que par lui –, permettent cependant de reconstituer une partie de l’accrochage. La nature des reliefs cubo-futuristes de Klioun sont connus, par exemple, grâce à l’existence de dessins rescapés. La Fondation peut aussi s’appuyer sur les photographies prises de « 0,10 ». Ces documents sont d’autant plus importants qu’ils demeurent à ce jour les seuls témoignages visuels de la naissance du suprématisme, aucune photographie des expositions suprématistes suivantes à Moscou (comme de l’atelier de Malevitch) nous étant parvenue…

L’autre difficulté est le repérage des œuvres conservées en Russie. Si, grâce à l’intervention de conservateurs qui ont su les protéger entre 1930 et 1980 des commissions zélées du Parti, le plus grand nombre d’œuvres au monde des avant-gardes russes est inventorié dans les collections de la Galerie Tretiakov et du Musée d’État russe (grands prêteurs de l’exposition monégasque), beaucoup d’œuvres ont été transférées dans les musées de province de la Fédération de Russie. Avec, en prime, cette question : combien d’œuvres et de documents reste-t-il encore non localisés et non attribués ? Après le « dégel », qui vit ouvrir en Russie une série d’expositions d’artistes autrefois interdits (dont Malevitch en 1988), et plus encore après la chute de l’URSS en 1991, l’histoire de l’art de gauche russe, entamée en Europe à partir des années 1960 et incarnée par de grandes expositions telles, en France, « Paris-Moscou » (Centre Pompidou, 1979), « L’avant-garde russe 1905-1925 » (Nantes, 1993) et « La Russie et les avant-gardes » (Maeght, 2003), continue donc de s’écrire. Un jour, il faudra bien confronter cet art russe à son cousin occidental et montrer combien il a, le premier, tout inventé : mettre les papiers collés de La Guerre universelle (1916) de Kroutchonykh à côté des papiers collés de Matisse, la Ligne verte (1917-1918) de Rozanova à côté d’un Zip de Newman, un Contre-relief de Tatline de 1914 à côté d’un Combine de Rauschenberg… À moins que, demain, sous la pression de la diplomatie, la Russie ne referme à nouveau les portes de ses collections.

« De Chagall à Malevitch, la révolution des avant-gardes  »
jusqu’au 6 septembre 2015. Forum Grimaldi, Monaco. Tous les jours de 10 h à 20 h, le jeudi jusqu’à 22 h.
Tarifs : 10 et 8 €.
Commissaire : Jean-Louis Prat.
www.grimaldiforum.com

Catalogue de l’exposition : De Chagall à Malevitch, la révolution des avant-gardes , textes de J.-L. Prat, E. Petrova, J.-C. Marcadé, K. Selezneva, éditions Hazan, 408 p., 35 €.

« À la recherche de 0,10 – La dernière exposition futuriste de tableaux » du 4 octobre au 10 janvier 2016. Fondation Beyeler, Riehen/Bâle (Suisse). Tous les jours de 10 h à 18 h. Nocturne le mercredi jusqu’à 20 h.
Tarifs : de 6 à 25 ”‰€.
www.fondationbeyeler.ch

« Malevitch » du 2 octobre au 17 janvier 2016. Gamec, Bergame (Italie). Ouvert tous les jours sauf le lundi de 9 h à 19 h, jusqu’à 22 h le jeudi. Commissaires : Eugenia Petrova et Giacinto Di Pietrantonio.
Tarif : 10 et 12 €.
www.gamec.it

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°682 du 1 septembre 2015, avec le titre suivant : Il y a cent ans, Malevitch créait « carré noir »

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