Visite d'atelier : Geneviève Asse, sa maison bleue

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 20 mai 2013 - 1396 mots

L’artiste française prépare une grande exposition de ses peintures au Musée national d’art moderne pour cet été. Visite de son atelier de L’Île-aux-Moines.

Quand, en 1868, Manet peint le Portrait de Zola, il ne s’intéresse guère à la psychologie de son modèle, il le représente dans son studio, entouré de ce qui compose son monde. Il en est ainsi de toute habitation comme d’un possible portrait chinois. Nous sommes ici sur une île. Le paysage y offre à voir de nombreuses constructions en granit. La Bretagne, donc. Une grande et simple maison bourgeoise, agrémentée d’un jardin fleuri, où réside une artiste dont l’œuvre peint fait depuis plus de soixante ans l’éloge du bleu. Geneviève Asse, évidemment.

Écouter
À 90 ans, celle qui a travaillé avec des poètes et des écrivains comme Samuel Beckett, André du Bouchet, André Frénaud, Pierre Lecuire, Silvia Baron Supervielle ou Francis Ponge nous accueille dans sa maison-atelier de L’Île-aux-Moines. Revient alors aussitôt en mémoire le célèbre distique de Baudelaire : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté/Luxe, calme et volupté. »
Originaire de Vannes, ancienne élève de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, Geneviève Asse – qui a fréquenté l’atelier d’Othon Friesz – a participé dès 1943 au groupe de l’Échelle. Engagée dans les FFI pendant la Seconde Guerre mondiale, méritante conductrice-infirmière de la 1re DB, elle s’est installée à Paris dès 1950, dans le 13e arrondissement, pour y travailler. Elle s’y trouve toujours, partageant son temps entre un autre atelier, près de la place d’Italie, et celui de la maison qu’elle a acquise à L’Île-aux-Moines à la fin des années 1980.
L’Île-aux-Moines, l’artiste aime à s’y retrouver loin des rumeurs de la ville, à l’écoute sereine du monde et d’elle-même. Elle s’y ressource à la fréquentation de ses origines, au temps mesuré du paysage marin, des rythmes de la marée, de la variation colorée du ciel et de la transparence de la lumière. Ce sont là autant d’ingrédients qui lui sont nécessaires pour accomplir son œuvre. Non que Geneviève Asse soit un peintre figuratif, mais, par la lumière, la couleur et la matière, elle cherche à s’introduire dans l’espace. Elle se laisse accaparer par lui pour être à même de mieux éprouver son être-au-monde.

Peindre
Sa maison de L’Île-aux-Moines est un véritable havre de paix. Suffisamment solide pour y être tranquillement à l’abri et s’y réfugier en toute solitude ; suffisamment spacieuse pour y accueillir ses hôtes et les recevoir dans une franche convivialité. De grandes ouvertures aux fenêtres à petits carreaux laissent la lumière pénétrer avec douceur. Des murs immaculés reçoivent différentes peintures de grand format dont les étendues bleues ouvrent l’espace. Un mobilier rustique et une délicate décoration que rien ne heurte contribuent à créer une atmosphère où le temps semble suspendu. Jusqu’aux sols, les uns faits de parquets de bois, les autres d’un carrelage blanc aux losanges azuréens, tout  est harmonie et silence. À la mesure de l’œuvre, dont cette maison est un précieux ermitage.
Elle n’en est pas moins un lieu de travail, Geneviève Asse y ayant installé aussi un atelier. Le choix de l’avoir aménagé sous les combles en fait comme un espace réservé, tenu à l’écart de l’économie domestique. Un lieu perché, aussi, dont l’accès particulier le distingue et en fait un domaine propre, exclusivement dédié à l’exercice de la peinture. Un lieu où l’artiste peut œuvrer en toute quiétude et dans lequel, si elle y invite un visiteur, la peinture est le seul et unique objet d’échange. L’espace dont dispose le peintre pour travailler recouvre la totalité de la surface au sol de la maison, à savoir quelque deux cents mètres carrés. La toiture en forme de V qui le chapeaute et la charpente qui structure celle-ci lui confèrent des allures de nef dont le plafond aurait été rabaissé. Là aussi, tout n’est qu’ordre, calme et beauté.

Respecter
Le travail de Geneviève Asse exige rigueur et tenue ; il ne supporte aucune espèce de débordement. S’il présente quelques effractions, le tremblé d’un tracé ou l’esquisse d’une fente, c’est toujours pour happer la lumière, pour embrasser l’espace. Rien n’y est entrepris dans l’excès, et les béances que suppose la moindre ouverture du champ pictural ne sont jamais que suggérées. L’art du peintre est requis par le peu, le discret et le silence. Il appartient à cette rare famille d’artistes dont les œuvres nous touchent par leur seule et unique présence et qui compte au plus haut Saenredam, Chardin et Morandi.
La référence au maître italien éclate dans la façon même dont pinceaux, tubes, bols et autres matériels que Geneviève Asse emploie pour peindre sont soigneusement rangés dans son atelier, alignés ici sur une table, là sur une étagère. Comme si elle leur portait une attention toute particulière, une forme de respect pour ce qu’ils lui permettent de faire la peinture. À l’instar d’autres de ses aînés, comme Manet, l’artiste affectionne les objets les plus simples. Ce sont d’ailleurs vers des boîtes, des bouteilles, des encriers, des verres qu’elle s’est tout d’abord tournée quand elle a commencé à peindre. Il est vrai que « c’était le commencement de la guerre, une période de dénuement », et que « l’objet signifiait la solitude ».
À cette époque, elle reconnaît qu’afin de chercher sa composition, elle a beaucoup regardé les natures mortes de Chardin. Si, avec le temps, elle a abandonné la référence figurée au réel pour une peinture davantage atmosphérique, puis d’espace pur, sinon de l’espace entre les choses, il semble bien que l’exemple de Morandi ait touché jusqu’à sa façon d’être.

Œuvrer
« Humble, non, mais une certaine humilité », peut-on lire parmi les notes que Geneviève Asse consigne sur ses carnets. De véritables haïkus. À l’égal du côté minimal de sa peinture. « L’espace exige l’isolement ; tout est là inépuisable. » Les vues de son atelier en sont une illustration. Elles en disent bien plus que n’importe quelle glose. On y voit la lumière errer, on y entend le silence, on imagine la peinture à venir.
Sur l’une des tables, l’artiste a disposé tout un ensemble de petites toiles. Elle les manipule avec une rare douceur, comme autant d’objets fragiles. Si elle se saisit d’un pinceau, d’un chiffon, ce sont les mêmes gestes lents et mesurés. Répétons-le ici : le luxe de la peinture est de prendre son temps et celui du peintre de lui donner le sien. Geneviève Asse lui consacre sa vie. « Peindre, comme boire, manger, dormir », écrit-elle ailleurs.
L’atelier de Geneviève Asse à L’Île-aux-Moines n’a rien d’un « white cube ». Il trempe dans ce bleu qui la signe, dans ce « bleu qui prend tout ce qui passe », comme elle l’a encore noté. Qui l’a prise elle-même, qui l’a envahie. Au travail, l’artiste porte le plus souvent une sorte de veste-tablier de même couleur qui joue d’harmonie avec l’étendue monochrome de ses peintures. S’il est difficile de ne pas songer au « bleu de travail », c’est que le peintre semble vouloir se présenter au regard de l’autre comme un simple ouvrier, en charge de la réalisation d’un ouvrage. Ici, d’une œuvre. La peinture procède de l’idée de travail. Elle en est le fruit. Geneviève Asse n’est ni frappée par le génie, ni inspirée par une muse. Elle œuvre, au sens le plus fort du mot quand il renvoie, dans sa racine latine, au fait de donner forme à la manifestation tangible d’une pensée.

Le jour de notre visite, le ciel et la peinture de l’artiste sont à l’unisson, et la ligne d’horizon paraît tout à la fois comme une césure et un lien dans l’infini de la nature. Au fond de l’atelier, on aperçoit sur un chevalet un grand tableau que structurent trois bandes verticales bleues, de différentes densités et largeurs. Sur le tiers droit, une fine ligne blanche tirée de haut en bas opère une ouverture lumineuse. Comme une effraction dans l’espace en quête d’infinitude.

Légende photo

Geneviève Asse - © Photo Catherine Panchout

Biographie

1923
Naissance à Vannes.

1940
École nationale des arts décoratifs à Paris.

1943-1944
S’engage auprès de la Croix-Rouge pendant le conflit.

1954
Première expo personnelle à la Galerie Michel Warren.

1998
Parution du catalogue raisonné de son œuvre graphique 1942-1997.

2013
Après ses expositions au Musée Fabre et à la Galerie Claude Bernard, prépare une exposition au Musée des beaux-arts de Lyon.
Geneviève Asse vit et travaille entre Paris et L’Île-aux-Moines, dans le golfe du Morbihan.

« Geneviève Asse, peintures »

Musée national d’art moderne-Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, Paris-4e, du 26 juin au 9 septembre 2013, www.centrepompidou.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°658 du 1 juin 2013, avec le titre suivant : Visite d'atelier : Geneviève Asse, sa maison bleue

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