Brésil - Architecture

Niemeyer ou le baroque architectural

Par Gilles de Bure · L'ŒIL

Le 1 mars 2002 - 1595 mots

Le Jeu de Paume consacre une importante exposition à l’architecte brésilien Oscar Niemeyer. L’occasion de découvrir un maître du baroque architectural contemporain. Et, dans le Nord-Est parisien, d’aller revoir l’un de ses chefs-d’œuvre, le siège du Parti communiste français.

Au lendemain de l’inauguration du tout nouveau siège du Parti communiste français, en 1972, le quotidien Combat, sous la plume de Ionel Schein, s’enflamme, dénonce, s’étonne, vitupère. Thème majeur de la mise en accusation : « Le prolétariat n’a pas besoin de murs de verre. » On croit rêver : de la part de Ionel Schein, architecte engagé et grand pourfendeur du conservatisme architectural, le trait a de quoi surprendre.

Et si d’aventure, il ne s’agissait pas tant d’architecture mais simplement d’un énième rebondissement du vieux débat sur la représentation ? Comme si, dans sa première tentative pour sortir du « réalisme socialiste », le PCF était sanctionné par ceux-là même qui auraient dû l’y encourager. Vingt ans plus tard très exactement, dans son Guide de l’architecture moderne à Paris, Hervé Martin écrit, citant plusieurs fois Niemeyer : « Architecte de Brasilia et militant communiste convaincu, Niemeyer a construit bénévolement cette “ maison du travailleur ” représentative du “ monde sans préjugé et sans injustice qui est l’objectif du PCF ”.

L’immeuble en lignes courbes, caractéristique du style de l’architecte brésilien, a été placé au fond du terrain pour élargir la Place du Colonel Fabien et cacher la “ présence insolite ” d’une construction peu élégante qui se trouve derrière lui. Le terrain a été dégagé au maximum, servant de parvis au “ jeu de formes, de colonnes et d’espaces libres qui est la véritable architecture ”. Le hall, semi-enterré, devant lequel émerge le dôme de la salle de réunion du Comité central, a été conçu en fonction de strictes contraintes de sécurité : Niemeyer a ainsi dû renoncer aux “ pilotis, et aux halls vitrés qu’ils suggèrent ” pour assurer à l’immeuble des “ entrées discrètes et facilement contrôlables ”. » Dans ces quelques mots également, se dessine le débat sur la représentation. Représentation de soi, représentation du monde. Trop ouvert pour Schein, trop fermé pour Martin... Le siège historique du PCF se situait au 120, rue Lafayette. C’est en 1936 qu’il s’installe dans l’immeuble du Carrefour de Chateaudun. La guerre et l’occupant l’en chassent. Il y revient dès la Libération et commence alors pour le Parti une période faste qui va durer dix ans.

En 1956, les Soviétiques envahissent et martyrisent Budapest. Paris gronde et les manifestations se succèdent Carrefour de Chateaudun. Les fenêtres, les rambardes, les balcons se bardent de blindages métalliques. Forteresse assiégée, l’immeuble du Carrefour de Chateaudun est un immeuble placard déjà devenu trop petit pour accueillir tous les permanents qui y officient chaque jour. Besoin d’espace vital et paranoïa conjugués font que petit à petit, le Parti se prend à rêver d’un autre siège, à la mesure de ce qu’il représente.

En 1959, c’est justement le Parti qui dirige, en France, le plus grand nombre de municipalités. Ses adhérents se comptent par centaines de milliers et ses finances sont florissantes. C’est, en quelque sorte, l’apogée. Une apogée qui se chiffre à 25 % des suffrages ! Mais le centralisme démocratique a ses limites que la fonction publique connaît bien : les idées progressent lentement. Pourtant, dans l’ombre, un jeune architecte, membre du Parti, aujourd’hui oublié, s’agite. Jean Nicolas sera le « deus ex machina » du nouveau siège. Il convainc le grand argentier du Parti, Georges Grosnat et, en 1967, le projet prend corps.

Sans doute Jean Nicolas rêvait-il de Le Corbusier pour son grand œuvre, mais 1965 avait vu s’envoler l’architecte visionnaire vers d’autres cieux. Là-bas, tout là-bas, au Brésil, une dictature militaire de sinistre mémoire prenait justement le pouvoir en 1967. Membre du Parti communiste, Oscar Niemeyer était contraint à l’exil. Il choisit la France où il est accueilli par trois jeunes gens qui l’admirent infiniment : Marc Emery, rédacteur en chef de L’Architecture d’aujourd’hui, Paul Chemetov et Jean Deroche, deux architectes cofondateurs de l’AUA (Atelier d’Urbanisme et d’Architecture) qui commencent à faire parler d’eux en raison de ce qu’ils édifient dans ce qu’il est convenu d’appeler la « ceinture rouge de Paris ». « Il était, pour nous, un personnage hors normes ; moderniste et pourtant adepte de la courbe ; communiste et pourtant proche de Malraux ; rigoureux et pourtant baroque », raconte Paul Chemetov.

La patte du grand baroque brésilien
Bref, de fil en aiguille, Niemeyer et Jean Nicolas se rencontrent et un projet jaillit : une maquette au cinq centième et quelques croquis sur papier. Chemetov et Deroche héritent de l’ensemble et développent le projet. Les rejoint quelque temps plus tard Jean Prouvé qui mettra au point le mur rideau qui constitue tout à la fois son dernier grand œuvre et, peut-être, son chef-d’œuvre. La première tranche est terminée en 1972, à l’heure même où se projettent l’Aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle dont le lauréat sera Paul Andreu, et le Centre Pompidou dont les lauréats seront Renzo Piano et Richard Rogers (à noter que le président du jury du concours du Centre Pompidou n’est autre que Jean Prouvé...).

Malgré les grilles non prévues qui enferment l’esplanade jardin, malgré quelques abandons et quelques raidissements, l’ensemble est caractéristique de l’écriture Niemeyer : lyrisme et spontanéité, exubérance imaginative et légèreté, simplicité du plan et dramatisation de la mise en scène, élégance plastique et clarté linéaire... Tout est là qui porte la marque, la patte du grand baroque brésilien. Courbes et contrecourbes, arcs, voûtes et rampes entrent musicalement en résonnace. La partition est là, certes, mais d’où vient que le siège du PCF est sans conteste le bâtiment le « mieux construit » de toute l’œuvre de Niemeyer ?

De l’interprétation (dans tous les sens du terme) exceptionnelle qu’en donnent les deux premiers violons que sont Chemetov et Deroche, accompagnés de solistes de premier rang, tels Jean Prouvé, Jean-Maur Lyonnet, Jacques Tricot, et d’un orchestre composé de bureaux d’études et d’entreprises à l’écoute et à l’engagement tout aussi exceptionnels. La deuxième tranche ne sera inaugurée que huit ans plus tard, en 1980. La vente du siège Carrefour de Chateaudun, celle du siège du Front National (le vrai !) rue Saint-Georges et les réserves financières du Parti avaient été suffisantes pour la première tranche. Pour la seconde, l’appel à la solidarité comblera les manques (en quelque sorte, à l’instar du Sacré Cœur, le siège du PCF a été en partie édifié grâce à une souscription nationale...). Mais  là n’est pas la seule raison du décalage entre les deux tranches. Sur place, un irréductible demeure, qui refuse d’abandonner les lieux. Ironie du sort, cet irréductible est membre du Parti. Les voies du seigneur sont impénétrables...

Quoi qu’il en soit, en 1980, les 20 000 m2 du siège du Parti sont terminés. Les cinq étages de bureaux, les deux niveaux de parking, la terrasse, et la grande salle à demi enterrée du Comité central fonctionnent à plein. Oscar Niemeyer déclare au magazine Révolution : « Le siège du Parti communiste français ne constitue pas un simple défi architectural, il représente la lutte commune contre la misère, la discrimination, l’injustice, et cela pour moi c’est fondamental. » Depuis, le siège du Parti s’est très considérablement ouvert. A preuve, une année 2000 très mouvementée, avec, entre autres, le défilé suivi d’une fête qui défraya la chronique, organisée par Prada dans le Saint des Saints ; une grande fête techno pour célébrer les 80 ans du Parti ; une exposition consacrée à Jésus... Bref, une ouverture tous azimuths qui va bien à Niemeyer pour lequel « l’enrichissement du vocabulaire formel vaut plus encore que les raffinements purement fonctionnels ou techniques ».

La grande vague de la Place du Colonel Fabien n’est pas la seule réalisation en France de Niemeyer. On lui doit aussi, entre autres, le siège de L’Humanité à Saint-Denis. Et il suffit de comparer les deux bâtiments pour réaliser à quel point l’apport des duettistes Chemetov et Deroche a été capital dans la réussite éclatante du siège du PCF. Une réussite qui marque son époque au même titre, par exemple, que le siège de l’Unesco de Zehrfuss, Breuer et Nervi, place de Fontenoy (1958) et qui devrait valoir au siège du PCF d’être classé monument historique.

Guide pratique

- L’exposition : Elle reprend partiellement des éléments de l’exposition « Niemeyer 90 ans » à Brasilia et a été réalisée avec la collaboration d’Oscar Niemeyer. Les maquettes, les photographies, les dessins et supports audiovisuels donnent la mesure de ses réalisations à Brasilia et en France et de l’engagement idéologique profond qui sous-tend son œuvre. Pour Brasilia, on trouvera des illustrations des constructions légendaires que sont le Palais d’Alvorada (1957), la résidence du chef de l’Etat, la Place des Trois-Pouvoirs avec le Congrès national (1958), le Palais du Planalto, le Tribunal suprême, des ministères, le Théâtre national, l’aéroport et la cathédrale. Pour la période française, les projets du siège du Parti communiste à Paris, de la Bourse du travail de Bobigny (1972), de la Maison de la Culture du Havre, le siège du journal L’Humanité, et aussi le siège des éditions Mondadori à Milan (1968) ou l’Université de Constantine en Algérie (1969) viennent illustrer les conceptions architecturales linéaires et fluides qui sont la marque de Niemeyer. « Oscar Niemeyer », Galerie nationale du Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, 75008 Paris, tél. 01 47 03 12 50 Jusqu’au 31 mars. Horaires : du mercredi au vendredi, de 12h à 19h, le mardi jusqu’à 21h30, samedi et dimanche de 10h à 19h, fermé le lundi.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°534 du 1 mars 2002, avec le titre suivant : Niemeyer ou le baroque architectural

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