Transferts de Courbet

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 18 octobre 2013 - 788 mots

Aux Presses du réel, les actes publiés d’un récent colloque éclairent d’un jour nouveau la peinture du maître d’Ornans.

Expositions et ouvrages ne sauraient épuiser leur sujet d’étude. C’est là leur drame et leur chance. Monographiques, les premières ont tôt fait de trébucher sur l’escalier de l’exhaustivité. Anthologiques, les seconds peinent à rassembler parfaitement, sous-entendu complètement, la polysémie d’une œuvre. Toutefois, l’incomplétude ayant peu à voir avec l’imperfection, la nature partielle, voire partiale, de toute étude constitue tant bien que mal sa fortune. Revers de la médaille, avers de l’obstacle.
Si aucune étude ne saurait être vraiment achevée, le présent ouvrage vient rehausser l’exigence de la glose et, avec, le niveau de la tangente qui conduit à l’excellence. Le risque était pourtant élevé d’affronter à nouveau un artiste labile que s’évertuent à sonder commissaires et auteurs depuis une quinzaine d’années. Avec plus ou moins de succès. Et d’autorité. Car Courbet n’est pas seulement un grand artiste, il est aussi un imagier complexe. Plus exactement, pour être grand, il sait être complexe. Il sait faire de l’incertitude – technique et esthétique – une marque de sédition – sociale et politique –, il sait répudier l’évidence, jouer avec l’obvie pour que transpire l’obtus, manipuler les lieux communs et les proverbes faciles. Réaliste, Courbet sait l’être à condition que ce réalisme soit obsédé par la réalité – celle de Champfleury – comme par le réel – celui de Lacan.

Passage aux actes
Du reste, le titre de l’ouvrage trahit d’emblée son projet heuristique : procéder par transferts, faire que s’interpénètrent les domaines – histoire de l’art, psychanalyse, psychiatrie, géologie, neurologie – et que se déplace, d’un objet l’autre, d’un sujet l’autre, le mouvement de l’analyse et, peut-être, du désir. Combattre, donc, toute pratique endogamique, et incestueuse, de l’histoire de l’art pour donner parole à des voix oubliées, parfois éreintées. Une cohabitation régulièrement revendiquée – la « transdisciplinarité », ce credo postmoderne – dont ruisselle souvent la disparité, rarement la diversité. Publiés par les Presses du réel, dans la collection « Œuvres en société », qui regroupe des contributions substantielles à l’histoire des idées, les actes du colloque, qui se tint en 2011 au Kursaal de Besançon, sont édités par le psychanalyste et universitaire Yves Sarfati. Proche du format carré, l’ouvrage relié rassemble sous son élégante couverture blanche, ponctuée par un sein de la Femme à la vague (1868), les noms des meilleurs spécialistes de Courbet ainsi que ceux de scientifiques et de praticiens renommés.

Dédié à Michèle Haddad, éminente vestale du culte courbétien récemment disparue, l’ouvrage se compose, dans l’ordre, d’un texte à la mémoire de celle-ci, d’une présentation des participants, d’une introduction de Pierre Vandel et Yves Sarfati, de la réunion des quatorze communications, de la transcription d’une table ronde, d’un addendum sous forme de lettre puis d’une table des matières. Abondante, et d’une qualité inégale, l’iconographie voit alterner tableaux, caricatures, schémas explicatifs et radiographies d’œuvres. On regrettera l’absence d’un index, susceptible de rendre justice à cette prolixité et de facilité la navigation dans cette mer de l’intranquillité.

Corps de l’œuvre
Quoique bigarrés, les quatorze textes dessinent un ensemble cohérent, subtilement nuancé, sans que ne tranchent, ainsi que cela arrive régulièrement dans les sommes polyphoniques, des tons trop criards ou des notes disharmonieuses. La nouveauté et l’inédit peuplent nombre de démonstrations, souvent étayées par des sources éclairantes, des documents précis et des notes efficientes. Manière de démystifier et d’éclairer pour que resplendisse la part de l’ombre, celle, inconsciente, qui gît dans le tréfonds de l’âme et au fond des mémoires collectives.

Tandis qu’ils analysent respectivement la mort dans la fratrie de Courbet, la pathologie de sa sœur Zoé et la folie périodique de l’artiste, Sylvie Nezelof, Paul Bizouard et Arnaud Portier convoquent des pièces d’archives comme autant de signes nouveaux à un rébus courbétien qu’ils déchiffrent avec fièvre et force détails. Tandis que l’hydrogéologue Pascal Reilé revient sur la réalité physique d’Ornans, avec ses utopies et ses topoï, Gilbert Titeux explore la dimension, volontiers fantasmée, qu’occupe la chasse dans l’œuvre du maître. Thomas Schlesser fait de la haine – contre Courbet, contre l’autre – une volonté de savoir et une mécanique du désir, celles-là mêmes qui lui valent d’être un des meilleurs commentateurs de l’artiste. Sylvain Amic et Florence Hudowicz voient surgir sous de célèbres Baigneuses (1853) le spectre inattendu de la Nuit de Walpurgis (1848), quand le rayon fouille les ténèbres.
Jubilatoires, ces expertises irisent d’un jour nouveau la création de cet immense mystificateur et tentent d’explorer ses projections psychiques et ses mondes intérieurs, certaines que la forme fixe des scènes primitives et des pulsions échouées. Un ouvrage exemplaire sur le corps de l’œuvre.

Collectif, Transferts de Courbet,

édité par Yves Sarfati, les Presses du réel - 2013, 400 p., 28€.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°662 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Transferts de Courbet

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