Livre

Sybille Ebert-Schifferer, Natures mortes : plus vrai que nature

La nature morte de l’Antiquité à nos jours

Par Jean-François Lasnier · Le Journal des Arts

Le 30 avril 1999 - 609 mots

Sous la plume de Sybille Ebert-Schifferer, conservateur des Musées de Brême, la nature morte apparaît comme un thème bien plus vaste et complexe qu’il n’y paraît, de la perfection d’un Bruegel de Velours aux expériences cubistes, en passant par la violence expressive d’un Goya. Sans jamais occulter cette complexité, l’auteur trouve l’équilibre entre caractérisation de chaque situation historique et mise en perspective d’un genre, mettant en jeu les limites de la peinture.

Pline rapporte dans son Histoire naturelle un concours de peinture qui opposa, en 400 av. J.-C., les peintres Zeuxis et Parrhasios. Le premier reproduisit des grappes de raisin avec une telle fidélité que des oiseaux vinrent les picorer. Sûr de sa victoire, il demanda que l’on enlevât le voile recouvrant le tableau de son voisin pour le contempler, ne voyant pas que ce voile aussi était peint ! Célébrant le pouvoir de la peinture, cette anecdote, que tous les peintres de la Renaissance et leurs successeurs auront à l’esprit, fait de la perfection de l’imitation la fin ultime de l’art pictural, et place l’artiste dans une position de démiurge rivalisant avec le Créateur. Les spécialistes de natures mortes trouvaient dans cet antique exemple la preuve de la noblesse de leur art, et l’exclamation de Diderot devant Le bocal d’olives de Chardin : “C’est la nature même !”, reste le suprême hommage à cette “magie”.

Pour reprendre la définition donnée par Charles Sterling, une “authentique nature morte naît le jour où un peintre prend la décision fondamentale de choisir comme sujet et d’organiser en une unité plastique un groupe d’objets”. Exigeant peu d’invention, la nature morte fut le domaine privilégié de ces exercices d’imitation dans lesquels les amateurs retrouvaient, qui les fleurs exotiques qu’ils collectionnaient, qui le gibier qu’ils chassaient. Ambitieux par le champ qu’il embrasse, cet ouvrage n’apparaît à aucun moment comme un survol superficiel d’un sujet si riche de ramifications dans le domaine social et culturel. Il s’efforce au contraire, à chaque époque et dans chaque pays, de dégager les conditions de production et de développer un certain nombre de cas significatifs, en montrant par exemple comment le milieu milanais de la fin du XVIe siècle fait fructifier l’héritage de Léonard pour donner naissance à des natures mortes parfaitement autonomes de toute scène d’histoire ou de genre. Sans manquer de s’interroger sur les liens unissant les tableaux de Juan Sánchez Cotán en Espagne à ceux de l’école lombarde, l’auteur se garde bien de désigner l’inventeur de la nature morte.

Le plan chronologique adopté semble le mieux à même de rendre compte du sens mouvant porté par ces œuvres, et nous mène des préoccupations illusionnistes et symboliques des Flamands du XVe siècle aux déconstructions de Picasso et de Braque. Allemande, l’auteur arpente des sentiers habituellement négligés de ce côté-ci du Rhin, comme les bouquets de fleurs Biedermeier ou les natures mortes nées dans le sillage de la Nouvelle Objectivité. Elle consacre même un chapitre inattendu aux États-Unis du XIXe siècle, où le genre connaît une singulière vitalité, dont on retrouvera d’indéniables échos dans les œuvres de Jasper Johns par exemple. Car notre siècle a offert un terrain fertile à la nature morte devenue lieu d’expérimentation, et une mutation fondamentale s’opère quand l’objet impose sa matérialité à la peinture avant de s’y substituer. L’ouvrage, servi par une somptueuse et abondante iconographie et doté d’une solide bibliographie, s’achève sur deux œuvres d’Arman et Spoerri car, “sur le plan du contenu, les assemblages d’Arman sont, pour ainsi dire, des natures mortes de vanités classiques en habits contemporains”.

Sybille Ebert-Schifferer, Natures mortes, Citadelles/Mazenod, 420 p., 342 ill. dont 284 coul., 880 F jusqu’au 30 juin, 1 100 F ensuite. ISBN 2-85088-111-2.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°82 du 30 avril 1999, avec le titre suivant : Sybille Ebert-Schifferer, Natures mortes

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