Art ancien

« Sade », un défi épuisant pour le visiteur

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 18 novembre 2014 - 1326 mots

PARIS

En dépit des chefs-d’œuvre et des œuvres rarement montrées qui jalonnent le parcours, l’exposition du Musée d’Orsay éreinte le regard. Qui trop embrasse son sujet, mal étreint.

Il aspirait à disparaître jusqu’au plus profond de la terre, tout comme il se flattait que sa mémoire s’effacerait « de l’esprit des hommes ». C’est raté. Donatien Alphonse François de Sade est plus que jamais à la fête, héros malgré lui d’une « célébration » nationale. Deux cents ans se sont écoulés depuis sa disparition, dix ans tout juste après que Napoléon Bonaparte a été sacré empereur. À sa manière, le fameux marquis a lui aussi régné sur un empire, celui des sens. Quand il meurt à 74 ans, le 2 décembre 1814, à l’hospice de Charenton, c’est pourtant dans la plus grande des solitudes. Persécuté de son vivant, figure maudite du Mal au vu des romantiques, objet de tous les tabous et de tous les interdits jusqu’à ce que les surréalistes l’exhument des noirceurs de la pensée et des silences du non-dit, l’auteur des 120 Journées de Sodome s’est vu encensé par les plus brillants intellectuels du XXe siècle. Georges Bataille a célébré en lui « l’un des hommes les plus rebelles et les plus rageurs qui aient jamais parlé de rébellion et de rage : un homme en un mot monstrueux, que la passion d’une liberté impossible possédait ». En puissant exégète de son œuvre, Jean Paulhan en est arrivé à conclure que Sade faisait « songer aux livres sacrés des grandes religions ». Enfin Michel Foucault déclara haut et fort que son œuvre constituait « le seuil historique de la littérature ».

Une balade épuisante dans l’art des XIXe et XXe siècles
Si, dès le milieu du XIXe siècle, la langue française a tôt fait d’inventer les termes de « sadisme », de « sadomasochisme » et de « sadique », c’est que l’influence des écrits de Sade n’a pas tardé à opérer sur la création en général – qu’elle soit littéraire ou artistique –, voire sur les mœurs d’une société revendiquant toujours plus de libertés. On comprend alors comment le Musée d’Orsay a pu avoir l’idée de consacrer une exposition à cette figure sulfureuse tant la notion de scandale est, somme toute, consubstantielle au concept même de l’art. Experte en la matière, auteure du savant opus Soudain un bloc d’abîme, Sade, paru chez Jean-Jacques Pauvert en 1986, Annie Le Brun en partage le commissariat avec Laurence des Cars, directrice du Musée de l’Orangerie et spécialiste de l’art du XIXe siècle. Sa thèse est simple et limpide : la liaison que Sade « a mise entre le désir et la férocité, qui, à ses yeux, est inhérente à l’homme, hante complètement la peinture ». Complètement la peinture ? Les mots semblent excessifs. Ne restait donc plus qu’à le démontrer, iconographiquement parlant. C’est alors une déferlante d’images non seulement peintes mais aussi sculptées, dessinées, gravées, accompagnées d’une foultitude de documents, d’écrits, d’objets, etc. Bref, une exposition sur le mode anthologique qui balaie goulûment les XIXe et XXe siècles comme pour faire valoir que l’influence du pervers marquis n’est pas le fait de la seule modernité. Qu’avant les surréalistes, il n’y a pas que Baudelaire, Flaubert, Huysmans ou Apollinaire – comme ils l’ont dit eux-mêmes – à être tombés dans sa marmite mais aussi Goya, Géricault, Ingres, Delacroix, Degas, Gustave Moreau, Cézanne et consorts. C’est à une relecture fondamentale tant littéraire que plastique de l’œuvre de Sade, et à toutes les ramifications de sa pensée et de sa création que s’attaque donc l’exposition d’Orsay. Un vrai parcours du combattant, un trajet ininterrompu d’exemples en tous genres que ponctuent le désir, le corps, le sexe, la violence, la torture et la mort. Une balade épuisante à force de tout vouloir ranger des travers de l’âme humaine sous le couvert du sadisme.

Un parcours par trop labyrinthique et sombre
Passé la forêt aguicheuse d’écrans en suspension diffusant nombre de scènes de films cultes, tel Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini – on peut se demander pourquoi commencer par ce qui pourrait être la fin ? –, le visiteur est littéralement noyé dans un monde d’images qui le débordent au cours d’une déambulation structurée en différents chapitres et rythmée par tout un lot de citations qui fonctionnent comme des sentences. C’est que vouloir exposer « la question de l’irreprésentable [que Sade] nous pose, en la liant à la liberté de “tout dire” comme à la liberté de chacun », ainsi que l’écrit Annie Le Brun, relève d’une sorte de pari impossible. Dans tous les cas, d’un impossible collectif parce qu’il y va en ce domaine d’une mesure intime et résolument individuelle. De l’idée de secret et non de celle d’un déploiement sans fin ou d’une mise à plat, aussi ordonnée soit-elle. La façon dont tout ici est déballé – tout est placé au même niveau – tue finalement la puissance singulière de l’imaginaire sadien. Le banalise en quelque sorte, sinon en égalise les variations. Le trop-plein d’œuvres pas toujours justifiées – tels L’Incendie de l’Opéra au Palais-Royal en 1781 par Hubert Robert, la série des petits bustes sculptés de Daumier ou encore cette étude de nu de Balzac par Rodin – pénalise par ailleurs une approche concentrée du sujet.

Si, comme le dit Annie Le Brun, « faire voir ce qui se fomente dans les profondeurs, voilà le défi que Sade va relever pour, à son tour, le lancer au monde », constitue le projet majeur de l’écrivain, cela n’exige pas pour autant de construire un parcours labyrinthique et sombre comme pour cette exposition. Mieux vaut toujours l’évocation à toute forme de littéralité, elle permet au moins au visiteur de s’investir lui-même dans l’appréhension de cet « irreprésentable ». Elle lui laisse une marge de manœuvre de façon à tracer son propre chemin dans les dédales de la pensée du marquis. Les huit sections qui s’appliquent à en démonter le mécanisme et qui l’illustrent toutes époques et tous styles confondus participent bien plus à mettre celle-ci en lambeaux qu’à l’éclaircir vraiment. Parce que tout fuse et s’y bouscule, voire s’y confond. Les écorchés d’Honoré Fragonard et les planches anatomiques de Jacques Fabien Gautier d’Agoty remplacent les figures en cire de femmes éventrées qui avaient tant marqué le jeune Sade lors de son voyage en Italie, trop fragiles pour voyager. En un raccourci de sens pour le moins réducteur, l’étonnant tableau de Cézanne intitulé La Femme étranglée (entre 1875 et 1876) voisine avec tout un ensemble de photographies figurant un tronc humain découvert dans une valise. Alors que les peintures de Teniers, toujours promptes à taxer les vices du genre humain, et que celles de Rubens chantant les louanges de la chair sont les seules références picturales déclarées de Sade, ces deux maîtres sont curieusement absents. Que viennent donc faire ici ces magnifiques études dessinées signées Jacopo Carucci, Gaspard Gresly, Jean-Baptiste Greuze ou Eugène Thirion ? La volupté qu’elles évoquent n’en sert pas pour autant la cause sadienne. Pas plus d’ailleurs que la magnifique Angélique d’Ingres, peinte vers 1819. 

Une exposition Sade, un pari  impossible ?
L’exposition du Musée d’Orsay souffre ainsi d’un syndrome propre à notre époque qui procède d’un manque de discernement et, pour tout dire, de la volonté affirmée d’un choix. Le titre même, « Sade, Attaquer le soleil », en dit long sur la sorte de défi aveugle qu’ont tenté les deux commissaires de l’exposition. Sous le prétexte que l’œuvre de Sade « débarrasse de manière radicale le regard de tous ses présupposés religieux, idéologiques, moraux, sociaux », il en résulte un magma informe dans lequel le regard s’empêtre, l’esprit s’égare et les sens sont mis à l’épreuve sans distinction claire du but visé. Sans doute est-ce que l’idée même d’une exposition autour de la figure de Donatien Alphonse François de Sade n’est pas viable, parce que rien de sa pensée n’est justement « représentable ». Celle-ci demeure, pour l’essentiel, du domaine du livre. 

« Sade, Attaquer le soleil », jusqu’au 25 janvier 2015. Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris-7e. Ouvert du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 45. Tarifs : 11 et 8,50 €. Commissaires : Annie Le Brun et Laurence des Cars. www.musee-orsay.fr

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°674 du 1 décembre 2014, avec le titre suivant : « Sade », un défi épuisant pour le visiteur

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque