Rétrovision

Porcelaine, quand l’Europe espionnait la Chine

L’espionnage industriel chinois contemporain

Par Julie Paulais · Le Journal des Arts

Le 2 mars 2016 - 710 mots

En décembre 2014 un centre d’espionnage chinois des communications européennes était découvert en banlieue de Paris.

Peu de temps après une note de synthèse de la Direction générale du renseignement intérieur décrivait l’action des services de Pékin voulant mettre en garde les entreprises françaises, menacées par des vols de matériel expérimental et le piratage informatique. Pourtant la même année les deux pays fêtaient le cinquantenaire de leurs relations diplomatiques. Le président Xi Jinping avait effectué une visite en France et était reparti avec un vase en porcelaine de Sèvres comme cadeau officiel. Les représentants des deux pays avaient-ils conscience de la charge ironique de ce cadeau ?

La porcelaine est en effet longtemps demeurée un secret de fabrication exclusif de la Chine, qui gardait jalousement sa recette. Introduite en Occident autour de l’an mil, cette céramique fine suscita rapidement l’admiration des cours princières européennes qui lui attribuaient des vertus merveilleuses, comme la capacité de révéler les poisons. À mesure que les importations augmentèrent à la fin du XVIIe siècle, découvrir le secret de la porcelaine de Chine devint un enjeu majeur pour les grandes puissances européennes et une atmosphère de rivalité économique, d’espionnage industriel et de débauchage des ouvriers détenteurs de secrets (les « arcanistes ») s’installa.

Un Jésuite espion
Les premières informations sur la fabrication de la porcelaine de Chine arrivèrent en France grâce au Père François-Xavier d’Entrecolles. Cette histoire est considérée comme un des premiers cas attestés d’espionnage économique. Ce Jésuite avait personnellement visité plusieurs centres de fabrication de porcelaine dont le plus important, Jingdezhen. Il envoya alors en France deux lettres datées du 1er septembre 1712 et du 25 janvier 1722, estimant « qu’une description un peu détaillée de tout ce qui concerne ces sortes d’ouvrages, serait de quelque utilité en Europe ». Ces documents sont longtemps restés comme la référence principale en France à propos de la porcelaine chinoise.
Cependant le secret de la fabrication de la porcelaine avait déjà été découvert en Saxe grâce aux expériences intensives d’un chimiste. Attaché à la manufacture de Meissen fondée en 1710, Johann Friedrich Böttger fut le premier à percer le secret de la vraie porcelaine, dite « dure » (par opposition à la « tendre », une pâte de substitution n’atteignant pas la qualité de la porcelaine chinoise), dont l’argile principale, le kaolin, était présente en Saxe. À la suite de Meissen, d’autres centres de production germaniques finirent par découvrir la composition de la porcelaine chinoise et le désarroi des Français s’accrut davantage.

En 1757, le chimiste Pierre-Joseph Macquer fut chargé de découvrir comment produire de la porcelaine dure et dans le même temps, la Manufacture de Sèvres n’hésita pas à débaucher plusieurs arcanistes. La somme de 26 000 livres avait été payée à deux ouvriers allemands, Busch et Stadelmeyer, qui offraient de révéler le secret de la porcelaine de Saxe, mais après plusieurs essais peu concluants la manufacture les renvoya. En 1763, le directeur de la manufacture acquit un autre secret auprès de Pierre Hannong, fils du fondateur de la manufacture de Frankenthal, mais il ne l’utilisa pas immédiatement car on ne voulait pas acheter du kaolin à l’Autriche. C’est finalement la découverte en 1768 d’un gisement de kaolin dans des conditions rocambolesques, à Saint-Yrieix, qui permit à la Manufacture de Sèvres de commencer à produire de la porcelaine dure en grande quantité.

La suprématie de Sèvres
Grâce à une argile de meilleure qualité, un décor plus fin et l’originalité de ses émaux, la Manufacture de Sèvres supplanta rapidement toutes les autres manufactures européennes, qui mirent alors en œuvre tous leurs moyens pour imiter les porcelaines françaises. « Ce qui m’a le plus frappé est une couleur qui avait toute l’apparence d’un métal […] tout ce que j’ai pu apprendre est que c’est une couleur à peindre comme les autres. […] Cela vaudrait vraiment la peine [de] l’imiter car elle est à la fois très curieuse et très belle », écrit en 1788 Samuel Wedgwood à son cousin Josiah, fondateur d’une des plus grandes manufactures anglaises de porcelaine, suite à une visite incognito à la Manufacture de Sèvres.

L’essor de la Manufacture royale de Sèvres permit à la porcelaine française de réduire les importations chinoises en Europe, puis de rayonner à l’étranger. Offrir une porcelaine de Sèvres au Président chinois, c’est donc rappeler, intentionnellement ou non, que l’espionnage industriel a par le passé permis à la France d’égaler la Chine.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°452 du 4 mars 2016, avec le titre suivant : Porcelaine, quand l’Europe espionnait la Chine

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