Livre

Entre-nerfs

Mais il faut pourtant que je travaille

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 21 novembre 2019 - 788 mots

Remarquablement édité par L’Atelier contemporain, le journal de Käthe Kollwitz (1867-1945), qui couvre la première moitié du XXe siècle, dénude une artiste, une grande artiste, et une femme, une grande femme. Une lecture nécessaire.

Mais il faut pourtant que je travaille. journal, articles, souvenirs, Käthe Kollwitz, L’Atelier contemporain, 520 p., 200 ill., 35 €. © L’Atelier contemporain
Mais il faut pourtant que je travaille. journal, articles, souvenirs, Käthe Kollwitz, L’Atelier contemporain, 520 p., 200 ill., 35 €.
© L’Atelier contemporain

Le journal est un genre singulier. Il a ses amateurs et ses détracteurs. Les premiers y voient la manière privilégiée de passer de l’autre côté du miroir, de deviner les incidences d’une vie sur une langue ; le journal de Stendhal permet d’accéder à Henri Beyle, celui de Delacroix au revers des toiles. Les seconds tantôt s’ennuient à la lecture de ces pages sans intrigue et sans noblesse, tantôt regrettent de savoir ce qu’ils ne voulaient pas savoir – l’admiration est parfois contrariée par l’intime connaissance. Rédigés par Käthe Kollwitz, une artiste dont l’historiographie hexagonale a oublié jusqu’au nom, les dix cahiers de toile cirée noire, conservés dans les archives de l’artiste à l’Académie des arts de Berlin, forment assurément un journal décisif, que les éditions strasbourgeoises de L’Atelier contemporain, dirigées de main de maître par François-Marie Deyrolle, avaient partiellement publié l’année passée avant de l’offrir dans son intégralité, manière de résonner avec l’exposition rétrospective que le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg réserve à l’artiste.

Dénu(d)ement mélancolique

De format presque carré (21 x 25 cm), ce livre broché de 520 pages se distingue par son élégante sobriété. Sur la première de couverture, le titre de l’ouvrage et la liste des participantes flanquent la reproduction d’un splendide auto-portrait que Käthe Kollwitz réalisa au fusain peu avant sa mort, offrant sans retenue la tristesse de son visage fatigué de septuagénaire au regard de l’autre, comme les phrases de son journal. Délicate, cette image n’est donc pas une simple méditation spéculaire, elle est un parfait emblème, apte à rappeler combien, au fusain ou à l’encre, sur ce papier que l’on grave de formes ou de mots, la confidence est un exercice difficile, un dénu(d)ement volontiers mélancolique. La quatrième abrite quant à elle la note d’intention de « cet ouvrage [qui] associe effet de révélation et souci d’exhaustivité », entre épiphanie et totalité. Et Kollwitz méritait bien cela, elle dont les estampes violentes, où paraissent confluer Daumier, Munch ou Schiele, dialoguent sans répit avec ses sculp-tures si singulières, proches de celles d’Ernst Barlach.

Éphéméride sociale

Signée par l’historienne de l’art Marie Gispert, la préface étudie les enjeux de ce journal tenu par une femme dont l’engagement notoirement courageux en faveur du socialisme éclipsa une artiste que n’eussent pourtant pas reniée le premier Van Gogh ou le dernier Beckmann. Mais, comme indifférente à ces scènes peuplées d’une miséricorde ouvrière, parfaitement reproduites dans un cahier de soixante-dix pages sur papier glacé, la tabula rasa de l’avant-garde fit preuve d’une ingratitude d’autant plus saillante que Käthe Kollwitz, ainsi que le souligne sa petite-fille Jutta Bohnke dans son introduction, fut un remarquable témoin de son temps. En 1908, alors qu’elle commence son journal, Käthe Kollwitz est une artiste éprouvée – elle vient d’achever son cycle gravé La Guerre des paysans (1903-1908) –, une mère bientôt blessée – l’un de ses fils meurt au front, le 22 octobre 1914, suscitant une notule lapidaire (« C’est cette nuit que Peter est mort ») – et l’épouse dévouée d’un médecin charitable, acquis à la cause prolétaire, à l’heure où Berlin charrie des indigents et des réprouvés. Ce faisant, le journal est une éphéméride sociale où les affaires courantes croisent la tragédie, où le doute toujours infiltre la pensée (« Te suis-je infidèle Peter, si je ne vois maintenant plus dans la guerre que sa folie ? »).

Souveraineté féminine

D’une guerre l’autre, traversé par de nombreux silences, d’épaisses interruptions, le journal de Käthe Kollwitz décrit la répétition de la barbarie, de celle qui use et ravine l’expression du visage, tel que celui-ci apparaît sur les discrètes photographies en noir et blanc émaillant opportunément l’ouvrage. L’artiste tente de résister, et la femme d’exister : avec une sincérité sans fard, les dates égrènent ainsi la douceur conjugale, la souveraineté du désir, la hantise de l’âge, la fragilité de la maternité, la vermine de la détresse, l’obsession de la ménopause et « la chute de l’appétence sexuelle ». Si Käthe Kollwitz n’est pas Sylvia Plath ni Carson McCullers, son journal célèbre pareillement la condition féminine hors toute domesticité, trahit son désir de plaire et de conquérir malgré ses indécisions et les obstacles d’une société plus que virile, martiale. Sur Rodin, peu de mots. Sur Otto Dix, aucun (ce qu’eût révélé un index cruellement manquant). Mais, noir sur blanc, comme au fusain, des aveux, des regrets et des peurs. Et des contre-courbes : « Il n’y a pas longtemps, j’ai commencé à relire mon journal […] J’ai vraiment senti que tout n’était que demi-vérité. » Logique : l’autre moitié est infailliblement dans les œuvres, tout aussi parlantes.

Mais il faut pourtant que je travaille. Journal, articles, souvenirs,
Käthe Kollwitz,
L’Atelier contemporain, 520 p., 200 ill., 35 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°729 du 1 décembre 2019, avec le titre suivant : Mais il faut pourtant que je travaille

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