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Lévi-Strauss, « un savant de cabinet »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 2 mars 2016 - 764 mots

Dans une somme très universitaire, Emmanuelle Loyer décrit l’élaboration et la réception de l’anthropologie structuraliste, tout en faisant un portrait objectif de son auteur.

La biographie de Claude Lévi-Strauss n’a rien de romanesque. Une lecture rapide et ancienne de Tristes Tropiques avait forgé en moi l’image d’un enquêteur au long cours, solitaire et aventurier, alternant les séjours auprès des Indiens du Brésil et les retours à Paris pour en rendre compte, entrecoupés de déplacements en Asie. L’immersion dans ce pavé de 910 pages, dont 120 pages de notes, rédigé par Emmanuelle Loyer, et la relecture en parallèle de Tristes Tropiques ont déconstruit cet imaginaire.

Lévi-Strauss n’a en tout et pour tout effectué que deux missions ethnographiques dans sa vie. Au cours de la première – fin 1935 à début 1936 – dans la continuité de son poste à l’Université de São Paulo, il séjourne pendant quatorze jours avec la tribu indienne caduveo, puis pendant trois semaines avec les Bororo. Au cours de la seconde, dans le cadre d’une mission officielle franco-brésilienne en 1938, il passe près de trois mois (interrompus par plusieurs allers-retours vers la base de départ) avec les Nambikwara, puis quelques jours avec les Mundé et les Tupi-Kawahib. L’anthropologue semble peut goûter ces expéditions, il est vrai longues et éprouvantes, de plusieurs milliers de kilomètres dans des conditions matérielles difficiles. Plus tard, l’un des membres de la seconde expédition, le Brésilien Castro Faria racontera : « Il avait des difficultés à communiquer et ça l’ennuyait d’être aussi loin de la civilisation, de son confort. Il était introspectif et silencieux. » Dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss mentionne presque par inadvertance, la présence de sa femme et d’autres scientifiques à ses côtés. Et sa narration littéraire produit un effet de loupe sur ses aventures brésiliennes. La biographe redresse donc la réalité, rappelant que Lévi-Strauss n’hésitait pas à se définir comme « un savant de cabinet » (p. 227).

Le père de l’anthropologie moderne
Cela n’enlève rien bien entendu à son immense génie et à son apport à l’anthropologie française qu’il a contribué à refonder, notamment par le recours au structuralisme à l’analyse des liens de parenté et des mythes des sociétés primitives. Il faut prendre cette biographie comme une histoire de la pensée de Lévi-Strauss, de son élaboration et sa réception. De retour à Paris en 1947 après l’exil new-yorkais, la vie de l’homme se confond avec la carrière d’enseignant-chercheur : des années de doute lorsque l’université se refuse à lui, à la création du Laboratoire d’anthropologie sociale et sa chaire au Collège de France, une carrière jalonnée par de nombreux textes. Emmanuelle Loyer, professeur à Science Po, est à son aise dans cet exercice de narration des petites et grandes manœuvres du monde universitaire qui va plaire aux enseignants, mais paraître un peu long et ennuyeux à tous les autres. L’auteure dissèque avec autant de soin que la description de l’organisation sociale des Bororo par Lévi-Strauss, le moindre écrit de l’ethnologue, la plus petite querelle d’intellectuels jusqu’aux tirages et ventes de ses ouvrages. Et grâce au dépouillement des 261 boîtes d’archives personnelles déposées à la BnF, elle nous fait entrer dans la pensée de l’auteur des Mythologiques.

Il faut saluer sa parfaite objectivité, trop souvent mise en défaut dans les biographies habituelles, ce n’est pas un portrait hagiographique. Sur le plan humain, Lévi-Strauss apparaît comme un personnage d’une infinie courtoisie, mais distant et anxieux. Cet acharné du travail qui s’impose une discipline de fer, est tout aussi exigeant vis-à-vis des autres. Lui-même admet être (dans son entretien avec Bernard Pivot de 1984 revu pour les besoins de cette chronique), un « homme du XIXe siècle ». Malgré son amitié avec Max Ernst et Breton née dans les années américaines, il n’aime pas l’art non figuratif, considérant que la peinture doit récréer la réalité sans la subjectivité de l’artiste-artisan. Il est suspecté de misogynie lorsqu’il s’oppose à l’entrée de Marguerite Yourcenar à l’Académie française  après être lui-même devenu un « immortel » en 1973. « Lévi-Strauss est un réactionnaire dans la mesure où il prône un “retour à” [...] il aimerait si possible un retour  [...] au néolithique », écrit l’auteur (p. 611).

La part romanesque de la biographie se situe en fait dans les premiers chapitres qui racontent ses origines familiales : une famille juive alsacienne peu fortunée. Isaac Strauss, son arrière-grand-père, fut un chef d’orchestre réputé, organisateur des bals à l’opéra de Napoléon III. La carrière de peintre-portraitiste de son père a été contrariée par la photographie. À rebours de ses positions conservatrices d’après-guerre, Lévi-Strauss fut lui-même un militant socialiste très engagé, tenté par une carrière politique. Les uns arrêteront la lecture de l’ouvrage à l’année 1947, les autres poursuivront dans la savane savante du monde de la recherche.

Emmanuelle Loyer, Lévi-Strauss, Grandes biographies, Flammarion, 910 p., 32 €.

Légende photo
Claude Lévi-Strauss en 2005. © Photo : UNESCO/Michel Ravassard.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°452 du 4 mars 2016, avec le titre suivant : Lévi-Strauss, « un savant de cabinet »

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